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Bulletin N° 395 | Février 2018

 

ROJAVA: L’INVASION TURQUE D’AFRÎN CONTINUE, ATROCITÉS ET NOMBREUSES VICTIMES CIVILES

La Turquie a poursuivi en février son invasion du canton kurde d’Afrîn, dont les déclarations sur Daily Sabah le 31 janvier d’Elnur Çevik, un conseiller du Président turc, ont révélé l’objectif réel: la Turquie ne rendra pas la région à Damas, mais «à ses propriétaires légitimes, les Arabes, les Turkmènes et les Kurdes». En fait de protéger les frontières turques, il s’agit de conquête territoriale à long terme et de nettoyage ethnique. Quand aux auxiliaires syriens qui soutiennent l’armée turque, un ancien djihadiste a déclaré le 12 dans The Independant que la Turquie ne faisait qu’utiliser le nom de l’Armée syrienne libre, maintenant quasiment défunte, pour dissimuler son recrutement d’anciens membres de Daech…

M. Erdoğan a annoncé le 1er février que près de 800 «terroristes» avaient été tués depuis le début de l’offensive et l’agence gouvernementale Anatolie a rapporté la prise d’un 3e village au nord de l’enclave, dans le district de Bulbul, soit 20 villages et 27 zones maintenant sous contrôle turc, des avancées territoriales pour le moins modestes pour la deuxième armée de l’OTAN combattant une milice quasiment sans armes lourdes... Le 2, les supplétifs islamistes de la Turquie ont montré leur vraie valeur militaire en diffusant sur les réseaux sociaux la vidéo ignoble d’un corps ensanglanté et mutilé présenté comme celui d’une combattante kurde, de son nom de guerre Barîn Kobanê, qui avait participé aux combats contre Daech à Kobanê, apparemment tuée lors de combats autour du village de Qarnah près de Bulbul.

Le lendemain, 2 soldats turcs ont été tués, l’un côté turc dans une attaque près de Kilis, l’autre côté Rojava, portant les pertes turques à 9, puis à 14 lorsque les combattantes YPJ ont détruit un blindé près du village d'Hiftaro, dans la zone même où était tombée leur camarade d’armes Barîn Kobanê. L’agence de presse des YPG a annoncé la destruction de 3 tanks et véhicules blindés turcs dans les villages d’Heftar, Mamela et Shaltari, grâce à des missiles guidés antichar. Le lendemain, M. Erdoğan, a déclaré connaître l'origine de ces missiles, mais qu'il était trop tôt pour révéler le nom du pays qui les avait fournis aux combattants kurdes. Les médias aux ordres, fidèles à la rhétorique simultanément ultra-nationaliste et islamiste qui accompagne l’invasion, avaient déjà accusé les États-Unis… Le 6, le Président turc a accusé ceux-ci d'avoir fait parvenir aux YPG par avion et camion des milliers de chargements d’armes, incluant des armes lourdes… Un convoi de renforts serait en effet arrivé à Afrîn, mais en fait d’armes américaines, c’est une colonne des YPG venue depuis l’Est du Rojava en traversant les zones tenues par le gouvernement syrien. Celui-ci a probablement décidé d’autoriser ce passage après le 3, quand les rebelles d’Idlib soutenus par la Turquie ont abattu un appareil russe… Au sud, l’armée turque utilise justement cette prétendue «zone de désescalade» (où l’armée syrienne et la Russie ont lancé une vaste offensive…) pour compléter l’encerclement d’Afrîn, et où, toujours le 6, l’armée turque a annoncé que des tirs de roquettes et de mortiers avaient fait 1 mort et 6 blessés la veille lors de la mise en place d'un 4e poste d'observation.

De fait, les frappes aériennes turques sur Afrîn se sont interrompues après la chute du chasseur russe – peut-être en raison de l’installation à Alep par le régime d’un système de défense antiaérien, qui protégeait Afrîn? – pour ne reprendre que le 9, après une conversation téléphonique entre Poutine et Erdoğan, alors que la Turquie ouvrait un nouveau front au Sud-Ouest à partir du Hatay vers la ville de Jandaris. Les autorités d’Afrîn ont dénoncé les frappes les plus violentes depuis le début de l’attaque, visant des cibles civiles, stations de pompage d’eau, écoles, barrages ou dispensaires, y compris en centre-ville. Le 10, 2 militaires turcs sont morts quand un hélicoptère a été abattu dans le Hatay, et l'armée a annoncé ensuite 3 autres morts et 5 blessés dans une attaque séparée. Ces 11 soldats tués ce jour constituent le plus lourd bilan depuis le début de l’offensive, pour un total selon l’armée turque de 31 morts et 143 blessés, alors qu’Erdoğan annonçait 1.141 «terroristes» neutralisés. Dans un bilan publié le 12, les FDS ont annoncé la mort de 98 de leurs combattants et de 862 combattants djihadistes et turcs, annonçant aussi avoir abattu 2 hélicoptères et 1 drone. Par ailleurs, les 668 frappes aériennes turques sur la région ont fait 180 morts et 413 blessés civils, alors que la Turquie nie toujours, contre toute vraisemblance, toute victime civile…

Le 13, selon l'Observatoire syrien des droits de l'Homme (OSDH), de nouveaux bombardements turcs ont fait au moins 1 mort civil près du principal hôpital d’Afrîn et 1 responsable militaire kurde, et le 16, l’OSDH a corroboré le témoignage du directeur de cet hôpital, Jiwan Mohammad, qui a rapporté que 6 hommes d’un village de l’ouest de la ville, Sheikh Hadid, étaient arrivés aux urgences avec des pupilles dilatées, «des difficultés pour respirer, toussant et avec des brûlures sur tout le corps» après un bombardement des Turcs ou de leurs alliés. Aucune enquête internationale sur cet éventuel usage d’armes chimiques n’a encore été menée.

Le 18, les FDS ont revendiqué pour la première fois une attaque la nuit précédente sur le sol turc contre un lieu de concentration militaire du Hatay. Les médias turcs ont rapporté que 2 soldats et 5 combattants syriens avaient été blessés par un tir de mortier visant un poste de police dans le district de Kirikhan. Le même jour, la co-présidente du Conseil exécutif d'Afrîn, Heve Moustafa, a annoncé que des discussions étaient en cours avec Damas pour le déploiement de troupes dans les zones frontalières afin d’empêcher l’avance turque. Le 12, le commandant des YPG à Afrîn, Sipan Hamo, avait déclaré à l’AFP qu’une arrivée de troupes syriennes ne lui posait «aucun problème», et le 25 janvier, l’administration du Rojava avait demandé ce déploiement, d’ailleurs sans résultat: le régime a dénoncé l’«agression turque», mais entend pour prix d’une intervention militaire redéployer ses institutions au Rojava. Le 19, l’agence syrienne Sana a annoncé que des «forces populaires» pro-gouvernementales pourraient entrer «dans les prochaines heures» dans la région assiégée «pour soutenir ses habitants contre l'attaque du régime turc». Le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, a répondu que, à Afrîn, Manbij ou à l’Est de l’Euphrate (visant par là les Américains), personne ne pourrait arrêter l’attaque contre les YPG… Le 20 dans l’après-midi, selon l’OSDH, des «centaines de combattants» pro-régime ont été déployés dans la zone sous attaque turque, immédiatement visées par des tirs d’artillerie (Sana), l’agence Anatolie, annonçant que «les groupes terroristes pro-régime […] ont reculé à environ 10 km de la ville après des tirs de sommation». Ce même jour, alors que selon l’OSDH les attaquants étaient toujours cantonnés dans 49 localités près de la frontière, M. Erdoğan a annoncé devant les députés AKP le siège prochain du centre-ville d’Afrîn.

Le 22, toujours suite à un accord entre les YPG et Damas, des forces gouvernementales sont entrées dans 8 quartiers d’Alep-Est contrôlés par les YPG, pour un contrôle conjoint. Le 26, la Turquie a annoncé avoir déployé dans les zones qu’elle contrôle des Forces spéciales de police en prévision de la bataille urbaine dans Afrîn, le porte-parole du gouvernement Bekır Bozdağ indiquant qu’elles avaient acquis l'«expérience des combats antiterroristes en zone urbaine» en 2015 dans les villes kurdes de Turquie…

L’invasion turque a suscité de nombreuses manifestations de solidarité dénonçant la dictature et le silence de la communauté internationale. Le 3, 500 personnes ont défilé à Nantes, 2.000 Kurdes et alévis à Strasbourg près du Conseil de l’Europe, 2.100 à Paris, un millier à Bordeaux. A Rouen, une centaine de Kurdes s’est rassemblée devant le palais de justice. A Lyon, la police a empêché une soixantaine de pro-Erdogan d’approcher la manifestation pro-kurde. A Bonn, une manifestation kurde a pris place le 4, et à Beyrouth le 5. Ce même jour, le Pape François, recevant Erdoğan au Vatican, lui a demandé d’arrêter l’opération militaire, lui remettant un médaillon représentant «l'ange de la Paix qui étrangle le démon de la guerre, […] symbole d'un monde basé sur la paix et la justice»… Plusieurs dizaines de manifestants kurdes ont été contenus par la police dans un jardin proche, où deux ont été arrêtés après quelques échauffourées.

Le 6, des centaines de manifestants venus du reste du Rojava, Qamichlo, Kobanê ou Hassaké, ont défilé à Afrîn même des rameaux d’olivier à la main au son de musique kurde. Le 10, de nouvelles manifestations ont eu lieu à Albi, Lyon (cette fois sans interférence pro-AKP), mais à Brest la manifestation a été attaquée par des nervis pro-Erdoğan qui ont blessé 5 Kurdes, dont 2 sérieusement. Le lendemain, une manifestation pro-kurde spontanée a rassemblé 130 personnes venues de toute la Bretagne. En Suisse, 1.200 marcheurs comprenant 17 nationalités différentes, mais surtout des Kurdes résidant dans le pays, partis de Lausanne le 12, sont arrivés le 16 à Genève où ils ont tenu un rassemblement devant le Palais des Nations. En Turquie, le HDP a appelé le 22 à l’arrêt de l’attaque et dénoncé les «mensonges» d'Ankara sur l'absence de victimes civiles. Au Kurdistan irakien, une délégation du parlement d’Erbil, comprenant des députés du PDK, de Goran, de l’UPK, du Parti communiste du Kurdistan et de l’Union islamique (Yekgirtû), est partie vers Afrîn pour exprimer sa solidarité et apporter de l’aide médicale.

La communauté internationale n’a guère réagi à l’agression turque: silence, condamnation de principe, appel à la retenue, voire approbation. Le président français, qui avait mis en garde fin janvier la Turquie contre toute velléité d’invasion de la Syrie, s’est déclaré «rassuré» le 1er par les explications d’Ankara. Le Secrétaire à la défense américain James Mattis a déclaré le 3 «soutenir à 100%» la Turquie, «seul allié dans l’OTAN confronté à une insurrection active à l’intérieur de ses frontières». Au Parlement allemand, l’invasion a été condamnée le 1er par tous les partis, et un député de la CDU (parti d’Angela Merkel) a proposé une discussion à l’OTAN à ce propos, se félicitant de la décision du 25 janvier de suspendre la fourniture à Ankara de tanks, après leur utilisation contre Afrîn. Le 7, suite à une demande de ses députés, qui ont marqué une minute de silence mardi pour les morts civils d’Afrîn, la Suède a demandé l’arrêt de l’opération, menaçant du retrait de son ambassadeur. La ministre des Affaires étrangères a retardé sa visite en Turquie sine die. Le 19, le représentant du Rojava en France, Khaled Issa, a appelé en conférence de presse le Président français à «faire plus», suggérant l'envoi sur place d'observateurs français ou internationaux et appelant la France à demander «l'arrêt total de l'agression et le retrait des Turcs» – simple réitération des appels répétés du Rojava depuis le début de l’attaque…

Concernant les victimes civiles, l’ONU, estimant la population de la zone assiégée à 323.000 habitants, dont 192.000 en besoin d'aide humanitaire et 125.000 déplacés intérieurs syriens, s’est inquiétée le 5 de «conséquences humanitaires graves». Le 8, les autorités d’Afrîn ont estimé que les bombardements turcs avaient privé plus de 40.000 élèves d’éducation en obligeant à fermer 300 établissements. La Turquie a rejeté toutes les inquiétudes comme «infondées» et répété n'avoir fait aucune victime civile. Le 23, pourtant, l’organisation de défense des Droits de l’Homme Human Rights Watch (HRW) l’a accusée ne pas avoir pris de mesures suffisantes pour protéger les civils, déclarant que l’offensive avait causé la mort de 26 civils, dont 17 enfants. D’autres estimations font état de 120 victimes civiles. Le 24, après que le Conseil de sécurité de l'ONU ait adopté à l'unanimité une résolution réclamant un cessez-le-feu humanitaire immédiat d'un mois en Syrie, la Turquie a refusé de l’appliquer à son opération, visant selon elle des terroristes. L’appel le 26 du président français a appliquer la trêve humanitaire à Afrîn n’y a rien changé… Le 28, Amnesty International, parlant de «témoignages effrayants», a fait état d’«attaques indiscriminées» et de «bombardements aveugles» de l'armée turque sur Afrîn, et dans une moindre mesure des combattants kurdes sur Azaz. Les habitants de Jenderes, Rajo et Maabatli notamment, ont témoigné de pilonnages aveugles pour des heures, alors que l’armée turque avait promis de garantir leur protection: «Je n'ai jamais vu un tel déluge, les bombes nous pleuvaient dessus», a déclaré une habitante.

Prêt à aller encore plus loin, Erdoğan n’a cessé de répéter que l’offensive turque s’étendrait «jusqu’à la frontière irakienne», et notamment à Manbij, où sont stationnés des militaires américains. Il a redemandé leur retrait le 6, menaçant sinon de les prendre pour cibles... La polémique turco-américaine a enflé lorsque le lieutenant-général Paul Funk a répondu le 13 que ceux-ci réagiraient s’ils étaient attaqués. Devant le Parlement turc, Erdoğan a alors menacé les Américains d’une «claque ottomane», avant de se calmer pour recevoir le 15 le secrétaire d’État américain Rex Tillerson. La réunion, quasi-secrète puisque tenue sans interprète officiel, avec seulement le ministre turc des affaires étrangères Mevlüt Çavuşoğlu, a accouché d’un «groupe de travail» turco-américain qui examinera notamment la question de Manbij, dont les Turcs espèrent obtenir des Américains le contrôle conjoint après l’éviction des Kurdes…

Ces grandes manœuvres diplomatiques arrivent sur fond de tensions renouvelées entre Washington et Damas, une semaine après que des frappes de la coalition anti-Daech aient tué dans la nuit du 7 au 8 près de Deir-Ezzor plus de 100 combattants pro-régime d’une colonne avançant des positions des FDS où se trouvaient aussi des soldats des Forces spéciales américaines, et alors que Washington accuse Damas d'avoir utilisé des armes chimiques à Idlib et dans la Ghouta orientale de Damas où 211 civils, dont 53 enfants ont péri en quatre jours, selon l'OSDH… C’est que sur la rive Est de l’Euphrate, dernier refuge de Daech, alors même qu’Afrîn est assiégée par les Turcs, les FDS poursuivent la lutte contre les djihadistes. Dans le bourg fortifié d’Al-Bahra, disputé depuis des semaines, un double attentat-suicide a fait des dizaines de morts le 10, et un autre 4 victimes à Qamishlo le 18.

Pourchassant aussi les responsables du PYD à l’étranger, la Turquie a annoncé le 12 février une prime de 1 million de dollars pour l’arrestation de Salih Muslim, son ancien co-président, contre lequel elle a émis un mandat Interpol comme «responsable d'un groupe terroriste».  Le 24, Muslim a été arrêté à Prague où il participait à une conférence sur la Syrie soutenue par les Américains, et Ankara a demandé officiellement son extradition le 25. Mais le tribunal a décidé le 27 de le libérer, à condition qu’il s’engage à demeurer dans l’Union européenne et à se présenter à toute convocation. Cette décision «inacceptable» a provoqué la fureur d’Ankara, qui l’a qualifiée de «soutien très clair au terrorisme». Le ministère tchèque des Affaires étrangères a répondu que n’ayant pas interrompu la procédure d’extradition, elle n'avait violé aucun engagement juridique international…

TURQUIE: L’INVASION D’AFRÎN, OUTIL DE PROPAGANDE ET DE RÉPRESSION INTÉRIEURES

Depuis son lancement le 20 janvier, l’invasion d’Afrîn a apporté sur le plan intérieur de gros bénéfices politiques à M. Erdoğan et à l’AKP. D’abord, une véritable «lune de miel» avec l’extrême-droite nationaliste du MHP, qui soutiendra Erdoğan et l’AKP pour les élections de 2019, locales, législatives et présidentielles. Avec en outre un président disposant du pouvoir de dissoudre le parlement, déclarer l'état d'urgence, promulguer des décrets ayant force de loi et former un cabinet ou nommer des hauts fonctionnaires de la justice ou de l’armée sans approbation parlementaire, la Turquie deviendrait la «démocratie» dont rêve son président.

Ensuite, l’opération sert de prétexte à l’élargissement d’une répression pourtant déjà féroce. Le 2, 13 nouvelles personnes ont été interpellées pour avoir soutenu sur les réseaux sociaux un texte publié la semaine précédente par l'Union des médecins de Turquie (TTB) qui osait évoquer à propos d’Afrîn un «problème de santé publique» et se terminait par l’appel «Non à la guerre, la paix maintenant et partout». L’AKP a fait d’une pierre deux coups: parmi les personnes arrêtées figure Ali Erol, cofondateur de Kaos GL, l'une des principales organisations turques de défense des droits des LGBTI (lesbiennes, gays, bisexuels, transgenres et intersexes). L’idéologie islamiste de l’AKP est clairement mise en avant contre les «déviants», ainsi le 10, Mevlut Çavuşoğlu, le ministre des Affaires étrangères, parlant devant des étudiants, a accusé ceux qui critiquent l'opération d’Afrîn à cause des victimes civiles de «partager l’idéologie marxiste, communiste et athée» des YPG… Quand aux 11 membres du Bureau du TTB arrêtées le 30 janvier, ils ont été accusés entre autres de «légitimer les actions d'une organisation terroriste» et de «faire l'éloge de crimes et de criminels» (contre des gens ayant appelé à la paix, le motif le plus grotesque demeure cependant l’«incitation à la haine»).

Selon le ministère turc de l’Intérieur, dans un communiqué du 12 février, depuis le lancement de l’opération, 666 personnes s’y opposant ont été arrêtées, dont 474 pour «propagande terroriste sur les réseaux sociaux» et 192 pour avoir rejoint des manifestations. Le 19, une semaine plus tard, ce sont 2.100 mises en garde à vue et 713 arrestations supplémentaires qui ont été annoncées. Selon le HDP, depuis juillet 2015, 3.300 de ses membres ont été incarcérés, et plus de 350 supplémentaires après le 20 janvier pour leur opposition à l’invasion d’Afrîn.

La répression visant le parti «pro-kurde» HDP s’est aussi poursuivie, les autorités cherchant particulièrement à l’empêcher de tenir le 11 son 3e congrès en arrêtant le plus grand nombre possible de ses membres au dernier moment. Le 6, le député HDP de Şırnak, Ferhat Encü, détenu comme Selahattin Demirtaş et Figen Yüksekdağ depuis le 4 novembre 2016, a été déchu de son mandat après avoir été condamné à une peine de prison de 4 ans et 7 mois en octobre 2017 pour «propagande terroriste» en faveur du PKK. Il avait entre autres eu le tort d’assister les familles des victimes du massacre de Roboskî (où il a lui-même perdu son frère et 9 proches) pour saisir en août 2016 la Cour européenne des Droits de l’homme… Dans la justice inversée qui a cours en Turquie, il a été inculpé en même temps que 31 personnes dont les proches des victimes pour tentative de meurtre sur le gouverneur du district, venu après le massacre au lieu de condoléances et dont la visite avait été considérée comme une provocation. Il a été libéré le 15 sous contrôle judiciaire.

Le 7 à l’aube, la police a arrêté à Istanbul 31 personnalités politiques kurdes accusées de préparer un attentat pour le PKK, dont plusieurs responsables du HDP ou de partis liés, comme Can Memiş, membre de son Comité central. Le 9, au moins 29 délégués du HDP ont été arrêtés à Istanbul, Izmir et Diyarbakir, dont  le porte-parole du Congrès démocratique populaire (HDK), Onur Hamzaoğlu, les coprésidents du Parti de la gauche verte Naci Sonmez et Eylem Tuncaeli et le vice-coprésident du DBP (composante kurde du HDP), Hacer Ozdemir, dont le co-président, Mehmet Arslan, avait déjà été arrêté quelques jours plus tôt pour avoir critiqué l’attaque sur Afrîn. La délégation HDP de Kocaeli a été arrêtée en entier.

Le HDP a malgré tout tenu son congrès le 11 à Ankara, avec quelque 800 délégués, qui ont élu comme co-présidents Sezai Temelli et Pervin Buldan, vice-présidente du groupe HDP au parlement. Dès le 12, le parquet d'Ankara a ouvert une enquête contre celle-ci, ainsi que contre le député et cinéaste Sirri Süreyya Önder, pour notamment «propagande terroriste», et «incitation à la haine», leur reprochant des propos contre l’invasion d’Afrîn et la présence au congrès de portraits du leader du PKK, Abdullah Öcalan. Le 13, l'ancienne co-présidente du HDP, Serpil Kemalbay, a été arrêtée pour avoir critiqué l’invasion d’Afrîn. Incarcérée une semaine, elle a été placée le 20 en liberté sous contrôle judiciaire avec interdiction de sortir du territoire (AFP). Le 14, Selahattin Demirtas, incarcéré depuis novembre 2016, a comparu pour la première fois pour présenter sa défense à son principal procès pour «activités terroristes». Les journalistes et diplomates étrangers venus assister à l’audience, organisée dans un complexe pénitentiaire, ont été pour la plupart refoulés. L’accusé à dénoncé l’usage contre lui de photos officielles prises durant les négociations avec le PKK, où il jouait le rôle de médiateur, et que le gouvernement a ensuite distribuées aux médias «pour incriminer d'autres membres du HDP et moi-même». Le 16, sa demande de mise en liberté a été rejetée, et le 20, le tribunal a décidé de son arrestation. La prochaine audience devrait se tenir le 11 avril.

Le 27, deux nouveaux députés HDP ont été privés de leur mandat suite à des condamnations judiciaires, portant leur nombre à 9: Ahmet Yildirim, vice-président du groupe parlementaire (condamné pour «insulte au président» après avoir traité celui-ci de «caricature de sultan»), et Ibrahim Ayhan (condamné pour «propagande en faveur d'une organisation terroriste» pour avoir salué la mémoire d’un combattant kurde). Le même jour, deux autres membres du HDP, Olcay Öztürk et Halef Keklik ont été arrêtés à Ağrı aux côtés de Vural Kaya, directeur de l'Association des droits de l'homme, et Mehmet Emin İlhan, ancien député HDP d'Ağrı, a été arrêté à Van dans le cadre de la même enquête. A Şenoba, près de la frontière irakienne, trois membres du DBP, dont l'un des maires de la ville, ont aussi été arrêtés.

Journalistes, universitaires et représentants de la société civile sont aussi visés par la justice. Le 1er, Taner Kilic, président d’Amnesty International Turquie a été replacé en garde à vue seulement quelques heures après sa remise en liberté conditionnelle. Ses avocats, qui n’avaient pas été informés, ont ensuite découvert que le procureur avait fait appel de la décision du tribunal auprès d’une autre cour! A Hatay le 13, la police a perquisitionné à 6 h du matin chez le responsable local de l'Association des Droits de l'Homme (İHD), Mithat Can, (73 ans) avant de l’incarcérer: il avait lu le 22 janvier un communiqué critiquant l’invasion d’Afrîn. D’autres militants de l’İHD, des responsables locaux du HDP et de plusieurs syndicats dont le DİSK et des avocats, ont été arrêtés à Hatay le même jour. Le 16, 6 personnes incarcérées depuis 2016 ont été condamnées à la perpétuité en lien avec la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, dont 3 journalistes: Ahmet Altan, ancien rédacteur en chef du quotidien Taraf, Mehmet Altan et Nazli Ilicak. Par contre, le correspondant de Die Welt, Deniz Yücel, a été remis en liberté après intervention d’Angela Merkel.

Le 23, ce sont 3 enseignants de l'Université d'Istanbul qui ont été condamnés à 15 mois de prison avec sursis pour «propagande terroriste» pour avoir signé la lettre ouverte de janvier 2016 intitulée «Nous ne participerons pas à ce crime!» qui dénonçait le massacre de civils kurdes par les forces de sécurité et appelait à la fin de cette violence d’État. Ils sont les premiers condamnés parmi les 148 premiers poursuivis de plus de 2.000 signataires.

Le 28, le gouverneur de la province de Diyarbakir a refusé une demande d'autorisation pour célébrer la Journée internationale de la femme déposée par la Plate-forme des femmes de Diyarbakir, la Chambre locale des médecins, des travailleurs de l'éducation et des sciences et la Confédération KESK des syndicats des employés de la fonction publique (Kurdistan 24). Invoquant l’état d’urgence, le gouverneur a interdit toute réunion publique, rassemblement, défilé et même déclaration à la presse…

La répression de la culture kurde se poursuit également. Le 15, la police a confisqué illégalement 3.000 livres et 3 ordinateurs chez l’éditeur Aram à Diyarbakir (la loi autorise la saisie dans une librairie, mais pas chez l’éditeur). La plupart des livres confisqués avaient été interdits dans un jugement d’août 2017. Le 17, deux chanteurs de mariage, Ihsan Acet et Inayet Sarkic, ont été arrêtés pour «propagande pour une organisation terroriste»: ils avaient chanté durant une soirée des chansons kurdes sur les civils tués à Afrîn. Le père du marié a également été inculpé.

Par ailleurs, le Rapporteur spécial du Conseil des droits de l'homme de l’ONU, Nils Melzer, a exprimé le 28 des inquiétudes quant à l’usage de la torture dans les prisons turques pour obtenir des aveux: plusieurs détenus ont dénoncé l’usage de sévices tels que tabassages, décharges électriques, privation de sommeil, insultes et agressions sexuelles. L’ONU reproche au gouvernement de n’avoir pris aucune mesure contre ces pratiques; les procureurs rejettent toutes les plaintes en appliquant un décret présidentiel qui exempte les agents publics de responsabilité pénale pour les actes commis dans le cadre de l’état d'urgence post-coup d'État.
Indépendamment de l’invasion d’Afrîn, violences et opérations militaires se sont poursuivies dans les régions kurdes et au Kurdistan d’Irak, où le 1er février, selon l’armée turque, 2 soldats ont été tués et 2 autres blessés dans une attaque attribuée au PKK. Les violences continuent aussi à toucher les morts: le 3, le HDP a annoncé que depuis la mi-2015, au moins 13 cimetières où des combattants kurdes étaient enterrés ont été détruits. Le PKK n’est d’ailleurs pas le seul visé, puisqu’en septembre 2017 à Bingöl, la tombe d’un volontaire pechmerga, Sait Curukkaya, tué dans la lutte contre Daech à Mossoul, avait aussi été détruite. Répondant aux protestations contre la destruction il y a deux mois, d'un cimetière entier de Bitlis contenant les tombes de 267 membres du PKK, Erdoğan a approuvé celle-ci, citant même un verset du Coran pour indiquer que ces «mécréants» iraient en enfer… Le 13, le PKK a annoncé la mort de plusieurs soldats turcs près de Zakho au Kurdistan d’Irak dans une attaque qu’il n’a pas revendiquée, parlant d’«auteurs inconnus». Le 14, le gouverneur de Diyarbakir a annoncé l’imposition d’un couvre-feu «jusqu'à nouvel ordre» sur 176 villages et hameaux des districts de Silvan, Kulp, Lice et Hazro pour permettre des opérations anti-PKK. Le 21, selon l’armée turque, l'explosion d'une bombe artisanale dans la province de Hakkari a tué 2 soldats et blessé un troisième.

A l’étranger, après l’appel au djihad à Afrîn lancé le 16 à Hatay par Ali Erbaş, le responsable du Diyanet, l’autorité sunnite turque suprême, dans son prêche du vendredi, le gouvernement néerlandais a ordonné dès le lendemain l’ouverture d’une enquête. L’appel a en effet été repris dans des milliers de mosquées turques, mais aussi en Europe, y compris aux Pays-Bas, et son influence possible sur des jeunes d’origine turque a été pris très au sérieux. Le même jour, des dizaines de milliers de Kurdes ont défilé à Strasbourg pour réclamer comme chaque année la libération d’Öcalan, mais aussi protester contre l'invasion d’Afrîn (L’Alsace).

KURDISTAN IRAKIEN: LES AÉROPORTS DEMEURENT FERMÉS, LE DÉSACCORD AVEC BAGDAD SUR LE BUDGET PERSISTE

Durant le mois de février, les discussions enfin entamées le mois précédent entre le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et le gouvernement central de Bagdad n’ont permis ni la réouverture des aéroports du Kurdistan, fermés depuis le 29 septembre, ni un accord sur le budget du pays: en fin de mois, Bagdad n’avait toujours pas accepté la réouverture des aéroports du Kurdistan et maintenait son projet inconstitutionnel de budget, qui réduit la part du Kurdistan de 17 à 12,6 % du budget total du pays.

Après que l’Irak ait saisi le prétexte du référendum d’indépendance du 25 septembre 2017 pour lancer une offensive militaire contre les territoires disputés, s’emparant en particulier de la région  de Kirkouk et privant ainsi le Kurdistan de la moitié de ses revenus pétroliers, le GRK a privilégié la discussion et la diplomatie par rapport à la confrontation militaire. Face à un Premier ministre irakien qui estimait que le temps jouait en sa faveur et lançait sanctions sur sanctions contre la Région du Kurdistan, le Premier ministre kurde Nechirvan Barzani a choisi d’utiliser une méthode de diplomatie indirecte, profitant de plusieurs forums internationaux pour rencontrer des dirigeants étrangers et les inciter à faire pression sur Bagdad. Ceux-ci, qui avaient pris une position négative à l’égard du référendum kurde du 25 septembre, ont de manière générale appuyé les demandes des Kurdes pour un règlement conforme à la constitution irakienne de 2005, dont il est apparu de plus en plus clairement que Bagdad avait violé l’esprit comme la lettre…

Ainsi lors de la Conférence internationale sur la reconstruction de l'Irak, qui s’est tenue au Koweit du 12 au 14 février, et où était présente une délégation du Kurdistan, le ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a insisté sur le fait que «Les efforts de reconstruction ne [devraient] laisser de côté aucune région ni aucune communauté […]», ajoutant: «Je pense en particulier au Kurdistan qui a pris plus que sa part du fardeau et ses sacrifices appellent la solidarité». Le 14, le Secrétaire général des Nations Unies, António Guterres, également présent à la Conférence de Koweit, a aussi appelé le gouvernement irakien et le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) à résoudre tous leurs différends. M. Le Drian, après la Conférence et une visite à Bagdad pour rencontrer son homologue irakien, s’est ensuite rendu à Erbil, ville depuis laquelle il a réitéré sa position que les pourparlers entre GRK et gouvernement central devaient être basés sur la constitution. Sa visite était la première d’une délégation politique de haut niveau depuis le référendum du 25 septembre, et Nechirvan Barzani l’a remercié d’avoir brisé l’embargo politique et diplomatique du Kurdistan. D’autres dirigeants ont tenté d’appuyer les demandes kurdes, comme le ministre britannique des Affaires étrangères, Boris Johnson, qui dans un appel téléphonique au Premier ministre irakien Haider al-Abadi, a fait part à celui-ci de son espoir  d’une levée rapide de l’embargo international sur les vols dans les deux aéroports de la région du Kurdistan. Autre forum international qui s’est déroulé en février, la 54e Conférence de Munich sur la sécurité, qui se tenait du 16 au 18, et où une délégation du GRK était aussi présente. A cette occasion, son Premier ministre Nechirvan Barzani a tenu une réunion avec le Premier ministre irakien Haider Al Abadi pour aborder leurs différends et les moyens de les dépasser – la 3e depuis le 25 septembre. La délégation du GRK a également tenu durant la conférence des réunions avec des représentants de nombreux pays.

Malgré ces discussions, un haut responsable de l'aéroport international d'Erbil a annoncé le 26 à l’AFP que le gouvernement central avait prolongé de 3 mois, jusqu’au 31 mai, l'interdiction des liaisons aériennes directes entre le Kurdistan et l'étranger, qui devait expirer le 28. Le porte-parole du bureau du Premier ministre irakien a confirmé cette décision. Le lendemain, le président du Conseil de sécurité du Kurdistan, Masrour Barzani, a commenté cette nouvelle depuis Washington, où il s’était rendu pour rencontrer son homologue américain H. R. McMaster et des responsables du Département d’État. Qualifiant cette prolongation de «décision politique», il a déclaré que Bagdad et Erbil étaient bien «parvenus à un accord sur l'ouverture des aéroports», ajoutant que les Irakiens trouvaient «chaque jour une nouvelle excuse». M. Abadi a déclaré que les aéroports ne seraient rouverts que lorsque les Kurdes auraient accepté d’en transférer le contrôle à l'Autorité de l'aviation civile irakienne, une condition à propos de laquelle les responsables kurdes des aéroports d'Erbil et de Sulaimani ont déclaré à plusieurs reprises qu’elle avait déjà été acceptée par la Région du Kurdistan…

Concernant le budget de l’État, les députés kurdes de Bagdad ont confirmé le 13 leur décision de boycotter les sessions parlementaires sur celui-ci. Ahmed Haji Rashid, le responsable de la Commission des finances du Parlement irakien, a qualifié la deuxième version du Projet de loi budgétaire renvoyée au parlement par le gouvernement d’«illégale et inconstitutionnelle», déclarant: «Il est possible que nous déposions un recours juridique devant la Cour fédérale». Pour ce qui est du paiement des fonctionnaires du GRK, après que le 12 de nouvelles manifestations d’enseignants aient eu lieu à Sulaimaniyeh, en protestation contre le retard de paiement des salaires, le vice-premier ministre du GRK, Qubad Talabani, a annoncé le début de l’audit des listes de fonctionnaires par le gouvernement central à partir du système biométrique du GRK, ajoutant qu’il espérait que cela faciliterait le processus.

Depuis la reprise de contrôle par Bagdad des territoires disputés et le retrait concomitant des pechmergas kurdes, on a assisté dans ces régions à la réapparition de l’insécurité, au développement des violences inter-communautaires et du banditisme, ainsi qu’à la réémergence de l’organisation djihadiste Daech. La province de Kirkouk, malgré les déclarations de son gouverneur intérimaire sur sa sécurité et sa stabilité, a connu depuis octobre une véritable vague de vols et d'assassinats. Un communiqué militaire irakien a même annoncé une opération de l’armée irakienne et des milices Hashd al-Shaabi contre Daech à l'est de Touz Khourmatou en coordination avec les pechmergas kurdes, ce qui a été démenti le 4 par le ministère GRK des pechmergas (Rûdaw). En milieu de mois, les Hashd en opérations anti-Daech près de Hawija ont eu plus de 27 morts le 18 dans une embuscade nocturne des djihadistes, qu’ils ont fini par défaire. Dans la ville même de Kirkouk, des gangs organisés ont volé la semaine du 19 dans les quartiers sud pas moins de 49 transformateurs d'énergie avec des câbles, d’où de nouvelles coupures d'électricité, et le 27, un terroriste a été abattu alors qu’il tentait de se faire exploser devant le siège d’une milice pro-iranienne. À Daquq, un engin explosif improvisé (EEI) a blessé le 20 plusieurs civils.

Dans ce contexte, une polémique a éclaté à propos du traitement des djihadistes par le GRK. Le 6, celui-ci a annoncé détenir quelque 2.500 prisonniers de Daech. Selon un responsable des relations internationales du GRK, Dindar Zêbarî, il s’agit notamment de militants djihadistes de Hawija qui avaient choisi en octobre dernier de se rendre aux pechmergas plutôt que de tomber entre les mains des forces irakiennes. Zêbarî a aussi précisé que 350 individus arrêtés dans les régions de Debes et Kirkouk, et qui avaient avoué leur appartenance à Daech avaient été transférés dans des prisons des Asayîsh (Sécurité kurde) après l'entrée des forces irakiennes à Kirkouk. Selon Zêbarî, le CICR et l’ONU ont reçu les listes de noms de ces détenus, mais n’ont pas informé leurs familles. L’organisation de défense des droits de l’Homme Human Rights Watch (HRW) s'était inquiétée du sort de ces 350 personnes «disparues» depuis la reprise de Kirkouk par les forces irakiennes. Le 9, HRW a accusé les Asayîsh kurdes d’avoir procédé entre le 28 août et le 3 septembre à des «exécutions massives» de leurs prisonniers, suite à des témoignages affirmant que de nombreux corps ont été retrouvés tués d’une balle dans la tête, ce qui ne serait pas conforme à des morts au combat. Lama Fakih, directrice adjointe pour le Moyen-Orient de HRW a demandé dans un communiqué «une enquête urgente et transparente» des «autorités irakiennes et kurdes» pour permettre éventuellement d’en poursuivre les auteurs.

Des exactions anti-kurdes ont aussi continué dans les territoires disputés. Le 8, un groupe d’hommes armés a ouvert le feu sur des jeunes Kurdes devant un magasin de la ville de Khanaqîn, dans la province de Diyala, en tuant 7 et en blessant 4 autres. Le 20, un officier des Asayîsh a été assassiné à Kirkuk devant son domicile, au quartier de Hourriya.

EXPOSITION: LE KURDISTAN À L’HONNEUR AU JEU DE PAUME À PARIS

Une exposition proposant une rétrospective très complète de l’œuvre de la photographe américaine Susan Meiselas, la plus importante jamais proposée en France, vient d’ouvrir au Musée du Jeu de Paume à Paris, jusqu’au 20 mai.

Nos lectrices et lecteurs qui connaissent Susan Meiselas essentiellement en raison de Kurdistan, In the Shadow of History, le magnifique livre qu’elle a consacré à l’histoire du Kurdistan en collaboration avec le kurdologue Martin van Bruinessen, pourront aussi y découvrir son travail au Nicaragua, celui pour lequel elle avait d’abord été connue, alors qu’elle commençait à travailler pour l’Agence Magnum. Meiselas a reçu en 1978, pour sa couverture dans ce pays de la révolution sandiniste qui avait chassé le régime du dictateur Somoza la médaille d'or Robert Capa pour «courage et reportage exceptionnels». Mais, ne se contentant jamais d’une interaction unique, elle est retournée au Nicaragua 25 ans plus tard pour montrer sur place des agrandissements de ses photos de 1978, un projet caractéristique de son investissement sur le temps long avec ses sujets d’enquête, jamais considérés comme des objets de photographie, toujours des êtres vivants avec lesquels elle entre en relation.

Son livre sur l’histoire du Kurdistan est ainsi né de son investissement, en 1991, auprès des victimes kurdes des opérations Anfal de l’armée de Saddam Hussein au Kurdistan d’Irak. Elle suit les médecins légistes qui exhument les victimes des fosses communes, photographie celles-ci et entre en contact avec les familles toujours à la recherche de leurs proches, auxquelles les photos trouvées dans les poches des vêtements permettront parfois de les identifier et de commencer enfin leur deuil. Afin d’aider les familles à la recherche d’informations, Susan Meiselas commence alors à placer sur un site web des reproductions de photos non identifiées. Cela deviendra le site «aka Kurdistan», qui se trouve toujours en ligne (http://www.akakurdistan.com/), en relation avec Kurdistan, In the Shadow of History. D’abord publié en 1997, cet ouvrage connaîtra une seconde édition en 2008, incluant des traductions en kurde soranî et en turc et doté d’une nouvelle postface rédigée par van Bruinessen. Tout comme pour le Nicaragua, Susan Meiselas était ensuite retournée au Kurdistan irakien pour y exposer ses photos, qui ont aussi fait l’objet d’une exposition à l’Hôtel de Ville de Paris en 2004, et dans de nombreuses capitales européennes.

Pour rendre compte de la rétrospective qui vient d’ouvrir, le Jeu de Paume a publié avec la Fondatió Antonio Tapiés et Damiani un recueil d’articles commentant ses photos, Susan Meiselas, Médiations, dans lequel ce sont cette fois d’autres artistes qui explorent et commentent son œuvre. En extrait de la 4e de couverture: «Couvrant un grand nombre de thèmes et de pays – de la guerre aux problèmes des droits humains, de l’identité culturelle à l’industrie du sexe, [Susan Meiselas] utilise la photographie, le cinéma, la vidéo, et, souvent, des documents d’archives pour explorer et construire sans relâche des récits sans lesquels elle implique ses sujets».

Enfin, signalons la parution toute récente aux éditions Xavier Barral de l’ouvrage En première ligne, dans lequel sont présentées des photos issues des différentes périodes de Susan Meiselas – incluant certaines de celles sur le Kurdistan, mais qui couvrent au-delà depuis ses tout premiers travaux comme 44 Irving Street en 1971 (quand elle était encore étudiante et photographiait ses colocataires), jusqu’à son travail sur les rapports de police témoignant des violences faites aux femmes à San Francisco en 1992… Meiselas prend la parole dans le premier chapitre de Médiations, intitulé, de manière caractéristique, «L’échange». «Dès le départ, [nous dit-elle] mon travail s’est fondé sur l’idée que le récit devait déborder du cadre de la seule image». Et plus loin, elle précise: «Le sujet doit accepter ma présence pour que je me sente légitime». Cette volonté d’un échange fondé sur l’acceptation et le respect est réellement sensible tout au long de son œuvre.