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Bulletin N° 379 | Octobre 2016

 

IRAK: LANCEMENT DE L’OPÉRATION CONTRE DAECH À MOSSOUL

La préparation systématique de l’offensive visant à reprendre Mossoul, la seconde ville d’Irak avec ses 1,5 millions d’habitants, occupée par Daech depuis juillet 2014, s’est poursuivie au début de ce mois. Les troupes assemblées pour l’opération ont poursuivi leur encerclement et rapprochement progressifs de la ville, à partir notamment de la ville et de la base aérienne de Qayyarah, sur le Tigre, à environ 60 km en aval et au sud de Mossoul, dont l’armée irakienne s’était assuré le contrôle fin août (et où s’est notamment déployé un contingent français équipé en artillerie lourde). A l’ouest, les miliciens chiites ont poursuivi leurs tentatives pour couper les voies de communications de Mossoul avec la Syrie, sans encore y parvenir. À 20 km au nord-est, un bataillon irakien composé d’Arabes sunnites, ainsi qu’un contingent américain, arrivé le 3, se sont déployés sur la base militaire installée par l’armée irakienne en vue de Bashiqa, ville toujours aux mains des djihadistes, et près de laquelle se trouve également une base turque controversée, symbole des difficultés politiques rencontrées dans la préparation. Si celle-ci a pris autant de temps, c’est en effet que, outre la complexité de l’opération et le grand nombre de partenaires impliqués, il a fallu surmonter les divisions entre les différents participants: objectifs différents, positions divergentes sur la gestion future des territoires repris à Daech. Ces désaccords, qui ont parfois mené à des accrochages entre les différentes forces, ont ralenti le processus. Au cours de cette période, les États-Unis, pressés par le gouvernement irakien, ont graduellement augmenté le nombre de leurs troupes sur le sol irakien : 200 soldats envoyés en avril, 560 en juillet, puis finalement encore 615 ce mois-ci, ce qui porte leur nombre total à près de 7.000 (6.762 exactement), dont 1.500 «affectés à des missions de courte durée». L’accord finalement obtenu prévoit que ni les milices chiites ni les pechmergas kurdes ne rentreront dans Mossoul. La Turquie, elle-même écartée de l’opération, a menacé d’intervenir si les milices chiites ne respectaient pas l’accord, tout en tentant jusqu’au bout mais en vain de «forcer le passage» pour sa participation, alors que le PKK annonçait de son côté la sienne! Enfin la milice arabe sunnite Hashd al-Watani sera pour la durée de l’opération placée sous le commandement des pechmergas kurdes, comme l’a confirmé le 5 son porte-parole, Zuhair Hazin Jabouri: cette option a probablement permis d’éviter un commandement par des chiites… Durant cette longue préparation, les combats avec les djihadistes se sont poursuivis : une attaque au sud de Kirkouk, au cours de laquelle deux peshmergas ont été blessés, a été repoussée le 6, puis le 8, une explosion dans le district de Tuz Khurmatu en a blessé deux autres.

C’est finalement tôt le matin du lundi 17 que le Premier ministre irakien, Haider al-Abadi, est apparu à la télévision nationale entouré des principaux commandants des forces armées pour annoncer officiellement le lancement de l’offensive. Pour rassurer les habitants sunnites de la région, auxquels il a demandé leur coopération, il a pris soin de préciser que seules l’armée et la police irakiennes seraient autorisées à entrer en ville. Cette annonce a été précédée durant trois jours d’une augmentation des frappes américaines sur la ville puis d’un largage massif par les avions irakiens de millions de tracts annonçant l’offensive et tentant de rassurer les habitants en précisant que les civils ne seraient pas visés et… leur conseiller de s’éloigner des positions de Daech. Une source proche des peshmergas a estimé les attaquants à plus de 50.000, un nombre plus tard réévalué à 94.000 – dont des dizaines de milliers de peshmergas. Ceux-ci ont en fin de journée annoncé se trouver à seulement 7 km à l’est de Mossoul après avoir pris 9 villages, tandis que l’armée irakienne pénétrait au sud-est dans le district de Gwer. Le lendemain de l’annonce du Premier ministre, le Président kurde Massoud Barzani a déclaré que 200 km² avaient été repris à Daech, et le 19, un commandant de peshmergas a annoncé que ceux-ci avaient repris le contrôle de toutes les zones kurdes entourant la ville assiégée. Ce n’est cependant que le tout début de combats qui seront vraisemblablement de longue durée, les assaillants devant se rapprocher au maximum des faubourgs de la ville avant d’entamer l’investissement des quartiers. Les attaquants craignent que Daech, qui selon les estimations de l’armée irakienne compterait à Mossoul entre 5 et 6.000 combattants, n’utilise les techniques de défense déjà mises en œuvre lors des reprises des villes précédentes, Tikrit, Sinjar ou Fallouja: mines, tunnels, snipers, usage de civils comme boucliers humains, et surtout attaques suicides avec de nombreux véhicules piégés. D’ores et déjà, les djihadistes ont enflammé pour ralentir les attaquants du pétrole versé dans des tranchées creusées autour de la ville. Américains, Kurdes et Nations-Unies ont tous exprimé leur inquiétude que Daech ne recoure à des armes chimiques – les Nations Unies ont annoncé le 27 préparer une assistance médicale adaptée – et le 19, le général de pechmergas Sirwan Barzani a déclaré que la reprise de la ville pourrait nécessiter deux mois, une durée que Massoud Barzani , dans une déclaration du 28, a portée à trois mois. Enfin, après la fin des opérations militaires, se posera la question de la stabilisation politique de la ville: les Américains évoquent la possibilité d’une force sunnite de 25.000 hommes, à la composition non encore clarifiée…
Autre inquiétude, le sort des civils. Les habitants de ce milieu urbain densément peuplé risquent d’être piégés dans les combats ou de fuir en grand nombre en débordant les capacités d’accueil. Les autorités kurdes continuent à se préparer en vue de cette possibilité: jeudi 13, Farhad Atrushi, le gouverneur de la province de Dohouk, a déclaré à BasNews s’attendre à l’arrivée de 100.000 déplacés, un chiffre dépassant largement les capacités d’accueil de la province, et a appelé à l’aide les organisations internationales. Le 17, le Haut commissaire aux réfugiés des Nations Unies a aussi exprimé son inquiétude et a lancé un appel pour un don supplémentaire de 61 millions de dollars afin de préparer des fournitures hivernales pour les déplacés affluant en Irak et pour ceux qui fuiront en Syrie ou en Turquie. Lise Grande, coordinatrice humanitaire de l’ONU pour l’Irak, a déclaré que l’organisation avait constitué des réserves de tentes et de matériel mais qu’elle pensait la capacité des camps existants insuffisante. Enfin, le 28, onze jours après le lancement officiel de l’offensive, la porte-parole des Nations Unies pour les Droits de l’homme, Ravina Shamdasani, a déclaré que Daech avait enlevé en ville près de 8.000 familles, soit jusqu’à 50.000 personnes, pour s’en servir comme boucliers humains en les forçant à se réinstaller dans des quartiers qu’il compte ainsi protéger des attaques. 232 personnes, dont 190 anciens soldats irakiens, ont été exécutées immédiatement pour avoir refusé d’obéir aux ordres. Une des rares notes positives à propos des civils déplacés: 8.600 familles qui avaient fui Daech vers Kirkouk ont finalement pu en début de mois regagner leurs provinces d’origine, Anbar, Diyala et Salahaddin, libérées par l’armée irakienne. La question du déplacement des populations est aussi un important enjeu politique car elle peut influer sur le sort des territoires concernés. Ainsi, avant même le lancement de l’offensive, les pechmergas qui ont repris certains territoires à population mixte ont été accusés de nettoyage ethnique, de nombreux résidents arabes n’étant pas revenus chez eux. Certains ont collaboré avec les djihadistes, mais d’autres ont pu avoir peur de rentrer sans pour autant être coupables… Face à ces accusations, le responsable des relations internationales du GRK, Falah Mustafa Baker, a déclaré le 10 à Reuters: « Le gouvernement kurde ne peut pas laisser le sacrifice des pechmergas [morts au combat contre Daech] avoir été accompli en vain en laissant se perpétuer l’arabisation, la politique de l’ancien régime [de Saddam Hussein]. Le processus d’arabisation doit absolument être inversé ». En contrepoint, le général pechmerga Bahram a indiqué (Libération du 17 octobre) que la participation des Kurdes était conditionnée à l’existence d’un accord sur un mode de gestion équilibré des territoires libérés: «C’est une ville peuplée de minorités. Si l’une d’elles est marginalisée, d’une façon ou d’une autre, un nouvel EI [Etat Islamique] apparaîtra».

Dès le 18, les peshmergas ont annoncé une pause dans leur avance, l’armée irakienne devant continuer la sienne. Le 19, l’armée irakienne a libéré Qaraqosh, à 15 km au sud-ouest de Mossoul, qui était avant l’arrivée des djihadistes la plus grande ville chrétienne du pays avec 50.000 habitants, à présent tous enfuis, tandis que les forces kurdes repoussaient une attaque sur le Sindjar et que la question de la fuite des djihadistes vers Raqqa provoquait une polémique: la Syrie a en effet accusé la coalition de laisser volontairement à ceux-ci une voie de passage vers son territoire, tandis que l’allié russe du gouvernement syrien exprimait également son inquiétude; le Premier ministre irakien a déclaré qu’il était «de la responsabilité de la coalition de couper la voie de la Syrie à Daech». Le 20, une réunion organisée à Paris sur le devenir de Mossoul a été l’occasion de nouvelles tensions entre Bagdad et Erbil, les responsables du GRK ayant accusé le Premier ministre et le Ministre des affaires étrangères irakiens, Ibrahim Al-Jaffari, de les avoir exclus des discussions: «Le GRK [dit la déclaration] condamne fermement l’attitude inappropriée du Ministre des affaires étrangères irakien et ses actes unilatéraux. […] Il est surprenant que le Gouvernement fédéral et son Ministre des affaires étrangères persistent à exclure la délégation du GRK des conférences internationales concernant l’Etat islamique, la question des personnes déplacées et des réfugiés, [alors que] la Région du Kurdistan a fourni un abri à plus d’1,8 millions de déplacés et de réfugiés, ce qui lui a imposé une lourde charge ». Au cours de cette réunion cependant, le Premier ministre irakien, qui y intervenait par  téléconférence, a déclaré que l’opération se déroulait plus vite que prévu et que la coordination entre milices chiites et Kurdes montrait l’unité de l’Irak dans son opposition à Daech.

Alors que les troupes irakiennes et kurdes poursuivaient leur avance vers Mossoul, notamment près de Bashiqa, région où 30.000 pechmergas ont repris 7 villages dans la seule journée du 20, Daech a lancé dans la nuit du 20 au 21 une importante attaque de diversion sur Kirkouk. Selon les déclarations à la télévision kurde Rûdaw d’un responsable de sécurité de la ville, des commandos-suicide comptant sans doute une centaine de djihadistes ont réussi à pénétrer en ville sans être repérés en utilisant les égouts, et s’en sont ensuite pris à des bâtiments administratifs: le commissariat central a été attaqué vers 3 heures du matin par quatre porteurs de ceinture explosives, et une centrale électrique en construction près de Dibis, à 40 km au nord-ouest de la ville, a été vers 6 heures la cible d’une attaque où 12 administrateurs irakiens et 4 ingénieurs iraniens ont perdu la vie. En centre-ville, les combats se sont poursuivis durant plusieurs heures autour de bâtiments où s’étaient retranchés des snipers djihadistes. Bien que les forces de sécurité de la ville aient été renforcées par une brigade de peshmergas envoyée de Suleimaniyeh ainsi que par des combattants du PKK, les accrochages se sont poursuivis jusqu’au lendemain, le 22, où le Président du conseil provincial de Kirkouk, Rebwar Talabani, a déclaré à la chaîne kurde NRT que les forces de sécurité avaient repris aux djihadistes 90% de la ville. Le gouverneur de la province, Najmaddin Karim, a déclaré que le but des assaillants était de «prendre le contrôle du gouvernorat, du commissariat central et des bureaux de partis politiques, mais ils n’ont réussi à prendre aucun de ces objectifs». Les combats ont fait 46 morts et 133 blessés, pour la plupart des membres des services de sécurité de la ville; au moins 25 djihadistes ont été tués. Le surlendemain, le 23, les forces de sécurité de Kirkouk ont annoncé avoir repris totalement le contrôle de la ville et avoir tué 48 djihadistes. Cependant, le 25, alors que 5 djihadistes supplémentaires étaient arrêtés, on annonçait qu’il pourrait y avoir encore au moins une trentaine de membres de Daech en ville. Les autorités kurdes, soupçonnant que le commando aurait pu recevoir de l’aide d’une cellule dormante de Daech, ont fait quitter la ville à 250 familles arabes sunnites, ce qui a fait réagir Lisa Grande, coordinatrice humanitaire de l’ONU pour l’Irak, parlant de risque de punition collective. Le 30, le chiffre de 47 djihadistes tués dans les opérations sur un commando de 200 a été annoncé. Enfin, les forces de sécurité de Suleimaniyeh ont annoncé le 31 qu’elles avaient fait échouer une attaque similaire et planifiée au même moment que celle lancée contre Kirkouk en arrêtant une quarantaine de djihadistes.

Bien que meurtrières, ces tentatives de diversion, qualifiées le 27 par Massoud Barzani de « désespérées », n’ont pas empêché la poursuite des progrès de l’offensive sur Mossoul. Le 23 à l’aube, les pechmergas et les Forces spéciales irakiennes ont relancé leur attaque sur la ville de Bashiqa, dont la plus grande partie a été reprise par les pechmergas dans la journée. Une tentative des djihadistes pour reconquérir la ville a été repoussée le 28 au soir, mais ils en tenaient encore le 30 certains quartiers que les Kurdes se préparaient à leur disputer. Le 31, le commandement général des pechmergas a annoncé que les combattants kurdes avaient repris à Daech depuis le lancement de l’offensive plus de 500 km² et 28 villages, et que certaines de leurs unités se trouvaient à présent à 5 km de Mossoul. Cependant, elles ne pénétreraient pas dans la ville, se contentant selon l’accord passé de demeurer sur leurs positions qu’ils avaient maintenant stabilisées. Selon le député kurde Bestun Fayaq, responsable de la Commission des territoires contestés, les pechmergas avaient à cette date repris à Daech le contrôle de près de 90% des territoires originellement disputés entre Bagdad et Erbil.

Ces importantes opérations militaires se sont déroulées alors que la crise financière de la Région du Kurdistan se poursuivait: tandis que le Ministre du Plan du GRK annonçait le 1er un plan drastique de réduction du secteur public, les enseignants de Suleimaniyeh, Halabja, Garmian, Raparin et Dohouk ont boycotté la rentrée scolaire, déjà retardée à deux reprises, en protestation contre les retards de paiement de leurs salaires. Ils ont été rejoints dans la rue le 5 par les employés du Bureau du commerce et de la distribution de la nourriture à Suleimaniyeh, tandis que d’autres bureaux, comme celui du logement, des impôts ou de l’agriculture, annonçaient à leur tour des grèves. Le 9, les enseignants de Suleimaniyeh, Kirkouk et Koya (dans cette dernière ville notamment des professeurs de l’Institut technique) ont poursuivi leur mouvement, rejoints le 10 par ceux de la faculté d’ingénierie d’Erbil, et le 19 par la police de la route de Suleimaniyeh. Avec les températures hivernales et la diminution, voire la disparition annoncée, de la distribution de tickets de kérosène par le gouvernement, les habitants du Kurdistan ont repris une pratique qu’ils pensaient révolue depuis la période de l’embargo des années 90: couper les arbres pour se chauffer. Quant au blocage politique qui a mené à l’arrêt du fonctionnement du Parlement d’Erbil, il ne semble pas que les réunions annoncées en début de mois entre PDK, UPK, Gorran (Changement), Yekgirtû et Komal (islamiques) aient permis de progresser vers une solution…

TURQUIE: L’ARRESTATION ARBITRAIRE DES DEUX CO-MAIRES DE DIYARBAKIR SOULÈVE L’INDIGNATION

Diyarbakir, avec son 1,8 millions d’habitants, est la ville la plus importante du Kurdistan de Turquie, et elle est considérée comme sa capitale politico-culturelle. Après des mois d’un conflit destructeur qui a mis la vie de ses résidents en danger et provoqué des atteintes sans doute irrémédiables à son patrimoine, la ville est à présent victime d’une nouvelle exaction de l’État. Ses deux co-maires, Gültan Kışanak et Fırat Anlı, ont été incarcérés par la police le 25 octobre à 9 h du matin.

Comme toutes les municipalités administrées par des élu(e)s du parti «pro-kurde» HDP, Diyarbakir est dirigée par deux co-maires, une femme et un homme – un exemple peu suivi par les autres partis du pays. La co-maire de la ville, Gültan Kışanak, est de fait la première femme dans l’histoire de la Turquie à se trouver à la tête d’une aussi grande ville. Kurde, alévie, laïque et féministe, Mme Kışanak représente tout ce que peut détester le Président Erdoğan, conservateur et islamiste, lui qui ne cesse de prêcher le retour de la femme turque au foyer pour faire des enfants et s’occuper d’eux… Elle a été appréhendée à l’aéroport de la ville alors qu’elle revenait d’Ankara, où elle avait été auditionnée comme témoin par une commission parlementaire enquêtant sur la tentative de coup d’État ratée du 15 juillet dernier. Après cinq jours de garde à vue, elle a été placée en détention provisoire dans une cellule du quartier de haute sécurité de la prison de Kocaeli, à 1.240 km à l’ouest de Diyarbakir, ainsi que le co-maire homme de la ville, Fırat Anlı, qui avait quant à lui été arrêté à son domicile. Juste après l’incarcération des deux élus, l’accès internet a été coupé dans toute la ville afin d’empêcher l’organisation de manifestations de protestation, une coupure qui se prolongeait encore deux jours plus tard.

En parallèle, les policiers ont encerclé et perquisitionné la mairie à la recherche de documents pouvant justifier les deux incarcérations, ne permettant à personne d’accéder au bâtiment. C’est que la Cour des comptes turque vient d’achever un audit de la comptabilité municipale qui a duré un an, se terminant par une inspection de trois semaines dans les locaux de la municipalité, pour tenter de trouver dans la gestion de la ville des irrégularités pouvant justifier des inculpations – le tout en vain, puisque les inspecteurs de la Cour des comptes ont dû admettre n’avoir rien trouvé de répréhensible. Ce sont donc les motifs habituellement mis en avant pour démettre et arrêter les élus HDP qui ont une fois de plus été utilisés pour tenter de trouver un semblant de justification légale à ces arrestations: «incitation à la violence», «liens avec le PKK». En place de preuves, qui n’ont pu être trouvées, l’accusation a utilisé des déclarations faites par les élus lors de meetings ou  de réunions. Le choix de ces motifs fait relever ces arrestations du délit d’opinion, et donc de l’arbitraire le plus total.

Un sous-préfet en poste à Ankara a été désigné comme administrateur de la municipalité en lieu et place des co-maires arrêtés, manière pour l’État de bafouer une fois de plus les droits des électeurs qui avaient choisi leurs représentants pour Diyarbakir en 2014.

L’Union des Municipalités du Sud-Est Anatolien (GABB, Güneydoğu Anadolu Bölgesi Belediyeler Birliği), dont Gültan Kışanak est également co-présidente, a publié juste après l’arrestation un communiqué de protestation:


Urgent: Le gouvernement turc détient les co-maires de la ville kurde de Diyarbakir!

La police turque a arrêté Mme Gültan Kışanak et M. Fırat Anlı, co-maires de Diyarbakir, vers 21 heures le 25 octobre 2016. Mme Kışanak a été appréhendée à l'aéroport de Diyarbakir, sur le chemin de retour d'Ankara, alors que M. Anlı a été appréhendé à son domicile dans le centre-ville de Diyarbakir.
La police a lancé à 21 h des raids sur les résidences des deux co-maires, qui ont duré environ 2 heures et demie. Le bâtiment de la Municipalité métropolitaine de Diyarbakir a été cerné par la police et une fouille a commencé à 21h00 qui se poursuit toujours à 23h30, sans qu'aucun membre du personnel municipal, y compris les avocats, ne puisse pénétrer dans le bâtiment.
Diyarbakir est la capitale culturelle de la région kurde en Turquie et la municipalité métropolitaine de Diyarbakir est considérée comme l'institution politique locale la plus importante et la plus avancée dans la région. Mme Kışanak est également co-présidente de l'Union des municipalités de la région de l'Anatolie du Sud-Est (GABB), un organisme officiel qui regroupe 117 municipalités.
À ce jour, 27 co-maires kurdes se trouvent en prison en Turquie, tandis que 43 d'entre eux ont été démis. Le 11 septembre 2016, le gouvernement central a nommé des gouverneurs adjoints en tant qu’administrateurs pour remplacer les maires kurdes démis, ce qui constitue l’acte le plus destructeur de l’histoire récente de la démocratie locale en Turquie.
[…] Nous lançons un appel urgent à la communauté internationale pour qu’elle agisse immédiatement et proteste avec force contre l’incarcération de nos deux co-maires, et fasse pression sur le gouvernement turc pour obtenir leur libération immédiate.

25 octobre 2016

TURQUIE: RÉPRESSION ET GUERRE CONTRE LES KURDES VONT DE PAIR

Le 2 octobre, la police a arrêté dans la province d’Izmir le frère du prédicateur Fethullah Gülen, Kutbettin Gülen, accusé d’«appartenance à un groupe terroriste armé». Le lendemain, la Turquie a reconduit pour 90 jours à compter du 19 octobre l’état d’urgence instauré suite au coup d’État manqué du 15 juillet, soit jusqu’au 19 janvier. Les attaques du gouvernement turc contre les médias se sont également poursuivies. Suite à une demande écrite du RTÜK, le Conseil supérieur turc de la radio et de la télévision, la société française Eutelsat a stoppé le 3 octobre à 11 h du matin la diffusion par satellite de la chaîne «pro-kurde» MED Nûçe TV. Eutelsat avait déjà stoppé en 2012 la diffusion des émissions de Roj TV. Le 4, la police a effectué à Istanbul un raid contre la station de télévision IMC-TV, stoppant immédiatement ses transmissions. Cette action violente, qui a été diffusée en direct jusqu’à ce que les techniciens accompagnant le raid déconnectent physiquement les câbles de la salle de contrôle, fait suite au décret de fermeture pris le 30 septembre dernier en même temps que pour 12 autres stations accusées de «propagande terroriste». IMC-TV avait été supprimée le 29 du satellite TürkSat mais demeurait accessible par HotBird et sur Internet. Les employés de la station ont résisté jusqu’à la fin à la fermeture, se regroupant dans les studios et chantant «Les médias libres ne seront pas réduits au silence». A Istanbul mardi soir, des centaines de personnes se sont rassemblées à Taksim avec des banderoles reprenant les paroles des employés lors du raid ou «Tous ensemble contre le fascisme», pour dénoncer cette fermeture, sous une forte présence policière. La décision d’Eutelsat a été condamnée par la Fédération européenne des journalistes, et les deux co-présidents du HDP ont écrit à la société pour exprimer leur incompréhension de cette décision unilatérale à un moment d’attaques «sans aucune base juridique» contre les médias. Le 11, Eutelsat a, toujours à la demande du RTÜK, arrêté la diffusion de la chaîne kurde Newroz TV, qui diffuse en soranî, kurmancî et guranî des programmes concernant le Kurdistan d’Iran, rendant la chaîne – toujours diffusée par NileSat – inaccessible en Europe. Dernière attaque du mois contre les médias kurdes, la police a lancé le 31 un raid contre la station Ozgur Radio, après que le personnel ait refusé de stopper ses émissions, et y a arrêté 15 employés. Le même jour à l’aube, une dizaine d’employés du quotidien d’opposition Cumhuriyet ont été arrêtés dans un raid ainsi que son rédacteur en chef, Murat Sabuncu, accusé par le procureur d’Istanbul d’avoir «légitimé la tentative de coup d’Etat par le contenu de ses articles».

Policiers et magistrats ont également été visés. Le 4, 12.801 policiers ont été suspendus pour leurs liens supposés avec le mouvement Gülen. Le 13, sur ordre du procureur général d'Ankara, la police a lancé un raid sur la cour d'appel de Turquie et d'autres tribunaux, munie de mandats d'arrêt pour 189 juges et procureurs, y compris des juges de la Cour de cassation et du Conseil d'État, le tribunal administratif suprême. Le 24, l’Allemagne a annoncé que depuis le coup d’Etat manqué de juillet dernier, 35 porteurs de passeport diplomatique turc avaient déposé une demande d’asile politique… Le 27, 45 pilotes de chasse ont été incarcérés à Konya – et 29 autres déjà incarcérés ont été formellement inculpés. Tous appartiennent à un groupe de 73 officiers visés par des mandats du bureau du procureur général de Konya pour soupçons de liens gülenistes. Depuis juillet, ce sont près de 100.000 membres des forces de police, du système judiciaire ou de l’armée, dont des militaires de haut rang, qui ont été suspendus ou licenciés et plus de 32.000 personnes arrêtées.
Enfin, l’Etat a poursuivi sa ligne de répression des victimes dans l’affaire de l’attentat suicide du 10 octobre 2015 près de la gare d’Ankara, le pire dans l'histoire récente de la capitale, qui avait fait 130 victimes et près de 500 blessés, majoritairement des Kurdes. Le 10, la police a réprimé la commémoration, pourtant autorisée, organisée par les familles des victimes pour son 1er anniversaire. Un barrage  de camions de police, de canons à eau et d’une vingtaine de policiers munis de boucliers anti-émeute avait été déployé et, face à plusieurs centaines de manifestants portant des pancartes et des drapeaux de différentes associations et scandant «Etat assassin», les policiers ont utilisé du gaz lacrymogènes et des balles en plastique. Certains protestataires ont répliqué par des jets de bouteilles et de pierres, d’autres ont été matraqués alors qu'ils se dispersaient. La commémoration était aussi une protestation exprimant la frustration des familles face à une enquête au point mort: un an après les faits, il n’y a toujours aucun suspect! On est bien loin de la rapidité avec laquelle la justice turque traite les soupçons de «terrorisme» auxquels sont soumis femmes et hommes politiques kurdes.

Le lendemain de la répression de cette commémoration, la police a justement effectué à Diyarbakir de nombreux raids aux domiciles de politiciens kurdes, arrêtant 55 personnes, dont la co-présidente du Parti des régions démocratiques (BDP) de la province de Diyarbakir Hafize İpek, les co-président(e)s du HDP de la  Province de Diyarbakir Cebbar Leygara et Gulşen Özer, le co-président du HDP du district de Peyas (Kayapınar) Abbas Ercan et d'autres militants des DBP et HDP. Puis deux jours plus tard, le 13, au moins 49 personnes, dont plusieurs militants des sections locales du HDP, ont été arrêtées pour «propagande terroriste» et «appartenance à un groupe terroriste» dans le cadre d'une opération contre le PKK dans les provinces de Van et Hakkari. Puis le 25, la police a cerné et perquisitionné la mairie de Diyarbakir tandis que les deux co-maires de la ville, Gültan Kışanak et Fırat Anlı, étaient arrêtés, l’une à l’aéroport, l’autre à son domicile, pour «liens avec le PKK» et «incitation à la violence» (voir l’article précédent). Le HDP a qualifié ces arrestations d’«illégales et arbitraires» et a appelé la communauté internationale à réagir face à ces «accusations fabriquées». Des heurts violents ont éclaté après l’arrestation près de la mairie, la police ayant utilisé matraques, gaz lacrymogène et canons à eau, pour disperser environ 200 protestataires, dont 25 au moins ont été arrêtés. Selon l’AFP, l’accès internet avait été coupé en ville toute la matinée pour empêcher la coordination des manifestants. Le 31, un tribunal a demandé l’incarcération des deux co-maires sur l’accusation d’«appartenance à une organisation terroriste armée» et «fourniture d’un soutien logistique à une organisation terroriste armée». Parallèlement, le maire HDP de Siirt, Tuncer Bakirhan, a été condamné le 29 à un an de prison pour «propagande terroriste». Le 30, la co-présidente du HDP, Figen Yuksegdağ, s’était vue signifier l’interdiction de quitter le pays, la cour justifiant cette mesure par la crainte que l’élue, accusée d’«appartenance à une organisation terroriste armée» et de «propagande terroriste», ne s’enfuie à l’étranger: prélude à une arrestation programmée?

Seule nouvelle que l’on pourrait qualifier de positive, le 8 octobre, le responsable pour Şırnak du BDP (Parti des régions démocratiques), Hurşit Kutler, qui avait disparu de cette ville le 27 mai au moment de l’assaut des forces de sécurité, est réapparu à Kirkouk, déclarant qu’après avoir été arrêté et gardé durant près de deux semaines dans une cave où il avait été torturé physiquement et psychologiquement par ses geôliers qui voulaient le forcer à espionner pour eux, il avait réussi à s’échapper et à passer en Irak après s’être caché à Şırnak pendant plus d’un mois. Ceci au moins met fin à l’inquiétude pour sa vie qui s’était largement exprimée après son arrestation.

Concernant le changement constitutionnel tant souhaité par le président Erdoğan pour élargir ses pouvoirs, on peut se demander s’il est toujours nécessaire: grâce au coup d’État manqué de juillet, le président turc dispose maintenant de tous les pouvoirs dont il peut rêver, puisque l’état d’urgence permet au gouvernement de gouverner par décrets, et que pour le gouvernement AKP de Binali Yıldırım, un fidèle du Président, les désirs de M. Erdoğan sont des ordres… Pourtant, Erdoğan a repris ce thème lors d’une intervention devant ses partisans, le 12 octobre, déclarant notamment: «La Turquie doit donner à la situation de fait un statut légal». Le chef du parti ultra-nationaliste MHP, Devlet Bahceli, a confirmé par sa réaction le 18 la satellisation par l’AKP de son parti, en déclarant que le MHP, bien que favorable au maintien du système parlementaire actuel, ne s’opposerait pas à la tenue d’un référendum sur le sujet. Avec 40 voix au parlement, les ultra-nationalistes apporteraient donc à l’AKP, qui dispose de 317 sièges, au-delà des 330 voix nécessaires pour aller au référendum…

Parallèlement, les affrontements entre forces de sécurité et guérilla kurde du PKK se sont poursuivis tout au long du mois. Le 6, un attentat à la motocyclette piégée a fait 10 blessés près du commissariat de Yenibosna, non loin de l’aéroport Atatürk d’Istanbul. Il a été revendiqué deux jours plus tard par les TAK ou «Faucons de la liberté du Kurdistan» (Teyrêbazên Azadiya Kurdistan), groupe scissionniste ou émanation du PKK selon les sources. Le 8 à Ankara, un homme et une femme interceptés par la police à bord d’une voiture piégée ont fait sauter leurs charges explosives. Selon le gouverneur d’Ankara, le type de bombe utilisé les désignait comme liés au PKK – cependant les TAK ont revendiqué cette action le 17. Toujours le 8, une attaque suicide utilisant une camionnette chargée de 5 tonnes d’explosifs a frappé la gendarmerie du village de Durak, à 20 km de Şemdinli (province d’Hakkari). Selon les autorités, au moins 18 militaires turcs ont été tués et 11 blessés, plus 16 civils. L’attaque a été revendiquée le lendemain par les HPG (aile militaire du PKK), qui indiqué un bilan de 32 soldats tués. Le 14, quatre attaques différentes ont eu lieu: 3 soldats ont été tués et 12 autres blessés dans trois attaques à la bombe différentes sur leurs convois, les trois morts dans la première entre Diyarbakir et Mardin, et 8 et 4 blessés respectivement lors des deux autres dans les provinces de Van et de Hakkari. La quatrième attaque de la journée s’est produite dans la région d’Antalya, une roquette ayant frappé un magasin de poisson au bord de la route et a tué 5 policiers. Après que la police ait arrêté le 15 au moins 25 suspects soupçonnés de liens avec le PKK, l’attaque a été revendiquée le lendemain par les TAK. Le 19, une autre attaque à la roquette a frappé un minibus transportant des gardes de village revenant d’une opération dans la province de Diyarbakir, faisant 2 morts et 3 blessés. Le 21, l’armée a annoncé avoir tué 12 militants kurdes dans le dictrict de Cukurca (province de Hakkari), et 6 autres dans des frappes sur la région de Basyan au Kurdistan d’Irak. Le 23, deux policiers ont été tués et cinq autres blessés dans la province de Bingöl, ainsi que 14 civils, dans l’explosion d’une bombe déclenchée au passage de leur véhicule près du bureau du gouverneur du district. Le 29, une attaque au mortier près de Cukurca a provoqué la mort de trois soldats et en a blessés cinq autres. Par ailleurs, la chasse turque a annoncé avoir lancé des frappes contre les positions du PKK dans les montagnes de Qandil le 7 et le 13. Selon l’agence ANF, proche du PKK, l’un des appareils F-16 turcs ayant participé à ces frappes a été abattu le soir du 7.

Enfin, la guérilla a également frappé des cibles non militaires. Les HPG ont revendiqué avoir abattu deux administrateurs nommés par l’AKP en remplacement d’élus kurdes arrêtés: le 11 Aydın Muştu, à Özalp (district de Van), puis Deryan Aktert, du district de Dicle à Diyarbakir, abattu dans son bureau pour avoir «collaboré avec l’Etat dans la lutte contre le PKK». Le 20, trois administrateurs désignés par le gouvernement pour remplacer des élus locaux kurdes ont démissionné: Ramazan Hekimoğlu, qui avait remplacé le co-maire Aygun Taşkınand à Ergani (province de Diyarbakir), et Ali İpek, qui avait remplacé Hasip Demirtekin, membre du conseil municipal. Après ces démissions, le 3e administrateur de la municipalité, Mustafa Yalçın, qui avait remplacé le membre du conseil municipal Sabiha Alçiçek, a également renoncé à son poste.

Les forces de sécurité semblent incapables d’enrayer la progression de ces actions, et selon le quotidien Habertürk du 22 octobre, le ministre de l’intérieur Süleyman Soylu a annoncé le recrutement de 5.000 nouveaux gardes de village (officiellement «gardes de sécurité»). Le 4 septembre dernier, la gendarmerie avait déjà décidé d’en recruter 1.000. Le 25, le ministre des Affaires étrangères, Mevlut Çavuşoğlu, a annoncé envisager des opérations au sol contre le PKK au Kurdistan d’Irak. La dernière incursion turque en Irak remonte à février 2008, et… avait été rapidement interrompue suite à une réaction américaine pour le moins négative. Mais quelles que soient les «réponses» militaires apportées à la situation, elles ne sauraient remplacer une solution politique.

ROJAVA: MALGRÉ LES ATTAQUES TURQUES, LES KURDES PARTICIPERONT À L’ATTAQUE SUR RAQQA

Le 2, l’armée syrienne et les forces d’auto-défense kurdes ont repris aux rebelles syriens dans une opération conjointe la zone industrielle de Shkeif, située dans les faubourgs d’Alep. Si la guerre en Syrie est plus que jamais multi-latérale, avec des alliances conjoncturelles qui répondent à des circonstances locales, il demeure des constantes. Ainsi les Kurdes de Syrie sont toujours sous le feu simultané de la Turquie au nord et de Daech au sud. Lundi 3 octobre, un attentat visant une fête de mariage kurde à Hassakeh a fait selon l’OSDH 34 morts et 90 blessés, certains gravement. La ville, siège en août dernier de combats entre milices pro-régime et combattants des YPG (combats ayant plutôt tourné à l’avantage de ces derniers), est tenue majoritairement par les Kurdes. Le 4, le Premier ministre turc, Binali Yıldırım a menacé devant le parlement de détruire les YPG «comme cela a été fait pour Daech», en référence à l’incursion turque à Jerablous, alors que la plupart des observateurs ont remarqué que les djihadistes s’étaient retiré de cette ville quasiment sans combattre… Le lendemain, des frappes aériennes nocturnes, lancées vers minuit, vraisemblablement par l’aviation turque, ont selon l’OSDH tué au moins 19 civils, dont trois enfants, dans le village majoritairement kurde de Thultana, dans la province d’Alep, qui se trouve dans une zone contrôlée par Daech. Ce ne sont pas les premières frappes turques dans cette région. Suite aux bombardements de leurs villages au nord d’Al-Bab après l’incursion turque du 24 août, près de 2.000 résidents civils avaient déjà dû trouver refuge dans le canton d’Afrîn. Le 8, tandis que Daech reprenait aux rebelles soutenus par la Turquie plusieurs villages près de Dabiq, des factions appartenant à la Coalition nationale syrienne – soutenue par la Turquie – ont de nouveau bombardé le quartier kurde de Cheikh Maqsoud à Alep, contrôlé par les YPG, tuant 3 civils. Le 11, une attaque suicide de Daech près de Manbij, sur le village de Mashi, récemment repris aux djihadistes, a fait 11 morts et 6 blessés, et une autre à touché le village de Dandanah.

Le 13, une brigade de l’Armée syrienne libre (ASL) a rejoint les Forces démocratiques syriennes (FDS). Hussam Al-Awak, chef adjoint de l’Union des officiers libres, a déclaré dans une conférence de presse tenue à Hassakeh: «Nous assistons à présent à l’effondrement progressif des groupes rebelles liés aux Frères musulmans après leur coopération avec la Turquie», accusant ces groupes de se battre contre le peuple syrien au profit de la Turquie.

Le 20, l’armée de l’air turque a annoncé avoir effectué le mercredi 19 octobre 26 frappes aériennes contre 18 cibles du YPG et avoir tué 160 à 200 militants, détruit 9 bâtiments, un véhicule blindé et 4 autres véhicules des YPG. Les autorités kurdes et d’autres sources ont confirmé que la chasse turque avait lancé plus de 20 raids contre les FDS dans le canton de Shahba, intégré à l’administration de la Fédération auto-proclamée du Nord syrien. Selon l’OSDH, les zones bombardées, en particulier les villages d'al-Hassiya, Oum al-Qoura et Oum Hosh, avaient été prises à peine quelques jours auparavant par les YPG à Daech. Mahmoud Barkhadan, un commandant des YPG, a plus tard confirmé ces attaques, tout en contestant le chiffre des pertes annoncé par les militaires turcs. Il a déclaré à Associated Press que le bilan n’atteignait pas 10 combattants tués, et a accusé la Turquie de chercher à aider Daech en frappant les Kurdes alors qu’ils sont occupés à combattre les djihadistes… Le même jour, le commandement des YPG d’Afrin a appelé au soutien des forces des YPG «pour défendre la région contre les bandes de Daech, la Turquie qui les soutient et toutes les autres menaces durant cette résistance historique», réaffirmant son soutien à Jaysh al-Thuwar (Armée des révolutionnaires, un groupe arabe membre des FDS) et à toutes les forces révolutionnaires luttant contre Daech. Ce même jour, des membres de l’administration du Rojava ont déclaré que la Turquie avait mené ces attaques pour protéger ses propres mercenaires, et que ces attaques étaient aussi une réaction après que le pays ait été écarté de l’attaque sur Mossoul. Enfin, un membre du Mouvement pour une société démocratique a déclaré que «le silence international à propos des frappes turques […] risquait d’avoir des conséquences désastreuses». Le Conseil démocratique syrien (expression politique des FDS) a condamné les frappes turques, les qualifiant «d’acte outrageux», et a demandé une intervention de la communauté internationale. L’armée syrienne a réagi aux attaques turques sur son sol, annonçant le jeudi 20 qu’elle abattrait tout appareil turc pénétrant de nouveau dans l’espace aérien syrien. Le lendemain, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a exprimé l’inquiétude de la Russie à propos des frappes turques sur les Kurdes de Syrie. De son côté, le co-président du PYD, Salih Muslim, a déclaré dans une interview à l’agence russe Spoutnik que les Turcs avaient frappé des zones résidentielles civiles, qualifiant de mensonges les chiffres de pertes publiés par l’armée turque (160 à 200 tués), et parlant de 11 membres des forces locales kurdes. Muslim a également réfuté les accusations de lancers de roquettes depuis Afrîn vers le Hatay, précisant que les YPG n’avaient aucun différend avec la Turquie. Le 22, la Turquie a frappé les YPG kurdes pour la 2nde fois en 3 jours, utilisant cette fois l’artillerie. A Jerablous, deux combattants de l’opposition syrienne soutenus par la Turquie ont été blessés lorsque les YPG ont ouvert le feu. Par ailleurs, une force de rebelles syriens appuyée par des blindés turcs, après avoir franchi la frontière près de Marea, a commencé à avancer vers la ville de Tell Rifaat. Selon l’OSDH, 13 combattants rebelles et 3 YPG ont été tués. Le 25, le ministre des Affaires étrangères turc Mesut Çavuşoğlu a déclaré mardi lors d’un entretien sur la chaîne Kanal 24 que si les YPG ne se retiraient pas de la ville de Manbij, à l’ouest de l’Euphrate, qu’ils ont contribué à conquérir des mains de Daech, la Turquie devrait «prendre des mesures contre eux». Le 24, alors que l’armée turque annonçait avoir lancé de nouvelles frappes contre les YPG et Daech au cours des dernières 24 h une attaque à la bombe utilisant une motocyclette et visant un convoi des YPG a tué un civil et en a blessé gravement deux autres dans le quartier industriel Sharqi de l’est de Qamishlo.

Le 26, un hélicoptère suspecté d’appartenir à l’armée syrienne a selon les militaires turcs largué des barils d’explosifs sur des rebelles soutenus par la Turquie positionnés dans un village situé à 5 km au sud-ouest de Dabiq, repris par les rebelles à Daech dans le courant de ce mois. L’attaque a fait deux morts et cinq blessés parmi les rebelles. Il s’agit de la première confrontation directe entre les forces du régime et les rebelles soutenus par la Turquie depuis l’incursion entamée par cette dernière en août.

Le même jour, le représentant (PYD) du Rojava en France, Khaled Issa, a tenu à Paris une conférence de presse durant laquelle il a accusé la Turquie de profiter de ce que l’attention des médias se concentrait sur l’opération contre Daech à Mossoul pour attaquer massivement le Rojava: «Si l'artillerie et les avions turcs bombardent massivement les positions des FDS dans cette zone et dans le district d'Afrin, c'est d’une part pour les empêcher de couper les lignes d'approvisionnement de Daesh à Raqqa et d’autre part pour permettre à la Turquie de conserver le contrôle de 70 kilomètres de frontière avec la Syrie», a-t-il dit. «Nous ne pouvons pas aller combattre à Raqqa alors que l'armée turque nous bombarde... Les conditions ne sont pas réunies pour prendre Raqqa». Issa a demandé à la France et aux autres membres permanents du Conseil de sécurité de «mettre un terme aux actions irresponsables d’Erdoğan», qu’il a accusé de «voler au secours» des djihadistes. Ce dernier a justement déclaré que la Turquie envisageait la possibilité d’une intervention militaire pour forcer les combattants kurdes à quitter Manbij, ainsi qu’une zone dans le nord de la Syrie s’étendant «entre les villes turques de Kilis et Kırıkhan». Kilis est située en face de la ville-frontière d’Azaz, au nord, mais Kırıkhan se trouve en plein milieu du Hatay turc, à un peu moins de 20 km à l’est d’Iskanderun (Alexandrette) et à 30 km à l’ouest de la capitale du canton d’Afrin! Une intervention turque dans la zone syrienne située entre ces deux villes reviendrait donc à lancer une attaque plein est depuis le Hatay pour prendre à revers le canton d’Afrin, déjà menacé sur son flanc est par l’incursion turque sur la région de Jerablous et les frappes sur le canton de Shahla. Le lendemain, Salih Muslim a exprimé de nouveau les inquiétudes exprimées par Issa à Paris en déclarant que le PYD craignait un «coup de poignard dans le dos» de la Turquie si les FDS participaient à l’offensive sur Raqqa, par exemple une attaque sur Kobanê ou Tell Abyad, et a demandé aux États-Unis d’assurer la non-intervention de la Turquie en cas de participation. Le même jour, le lieutenant-général Stephen Townsend lui a apporté une réponse indirecte en déclarant lors d'un point de presse que la coalition anti-Daech dirigée par les États-Unis souhaitait isoler au plus vite la ville de Raqqa car elle servait de base à la préparation de nombreux attentats à l'étranger. Selon l’agence Reuters, Townsend a déclaré: «La Turquie ne veut pas que nous travaillions avec le SDF, et en particulier à Raqqa. Nous sommes en pourparlers avec la Turquie et nous allons aborder la question par étapes. La seule force capable d’agir à court terme est les FDS, dont les YPG sont une part importante. Nous allons prendre la force que nous avons et irons à Raqqa rapidement avec elle».

DEUX FEMMES KURDES YÉZIDIES HONORÉES PAR LE PARLEMENT EUROPÉEN ET LE CONSEIL DE L’EUROPE

L’activiste yézidie Nadia Mourad a reçu le 10 octobre au Palais de l’Europe à Strasbourg le quatrième «Prix Vaclav Havel des Droits de l’homme», qui rend hommage aux contributions exceptionnelles dans ce domaine. La cérémonie a eu lieu le jour même de l’ouverture de la session plénière d’automne de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Nadia Mourad avait en septembre dernier été nommée ambassadrice de bonne volonté pour la Dignité des survivants au trafic d’être humains. Deux semaines plus tard, le 27, le Parlement européen a distingué Nadia Mourad et une autre femme yézidie, Lamiya Aji Bashar, en leur décernant le «Prix Sakharov pour la liberté de pensée et d'expression». Ces deux femmes kurdes de la communauté irakienne Yézidie avaient été, comme des milliers de femmes et de jeunes filles, kidnappées et détenues comme esclaves sexuelles par les combattants du soi-disant Etat islamique après avoir été capturées par les djihadistes durant l’été 2014 dans leur village de Kocho, près de Sindjar, dans le nord-ouest de l'Irak. Après être parvenue à s’échapper, Mourad a entamé une action militante pour témoigner des souffrances subies et appeler à la reconnaissance du massacre des Yézidis comme génocide.

Le jour même ou Nadia Mourad recevait le prix Vaclav Havel, la directrice adjointe pour la recherche du bureau d’Amnesty International à Beyrouth, Lynn Maalouf, critiquait la communauté internationale pour ne pas apporter un soutien et une assistance suffisants aux femmes yézidies qui avaient survécu à l’horreur du génocide et de l’esclavage sexuel subis de Daech. Plusieurs témoignages de survivantes font état de grave dépression et de tentatives de suicide, et Maalouf a déclaré: «Ces témoignages affligeants mettent en lumière le besoin urgent d’un soutien international plus important pour aider les survivant(e)s à faire face au traumatisme physique et psychologique à long terme des abus qu'ils/elles ont subis et dont ils/elles ont été les témoins [...]. La communauté internationale doit traduire en actions concrètes son choc et son horreur aux crimes de Daech ».

Les enquêteurs d’Amnesty qui se sont rendus en août dernier dans la Région du Kurdistan d’Irak pour rencontrer des survivantes du génocide perpétré par Daech contre les yézidis de Dohouk ont rapporté des témoignages terrifiants de familles de victimes. Une femme a raconté que sa fille de 13 ans s’était immolée par le feu après sa libération et était morte de ses brûlures trois jours plus tard. Toutes les demandes de sa mère pour que l’adolescente puisse obtenir un traitement post-traumatique à l’étranger étaient demeurées sans réponse.

Les victimes doivent surmonter simultanément le traumatisme consécutif à ce qu’elles ont subi, le manque de structures de soins adaptées à leur état, et une vie souvent humiliante dans des camps de personnes déplacées. De plus, certaines familles se sont endettées de sommes colossales pour payer l’évasion ou la rançon de leurs proches, tandis que d’autres sont toujours sans nouvelles de membres qui se trouvent encore dans les zones tenues par les djihadistes, et que d’autres encore doivent faire le deuil des personnes assassinées, parfois sous leurs yeux.

Amnesty a déclaré qu’une organisation devrait être mise en place rapidement pour évaluer les besoins des yézidis déplacés et des fonds alloués pour entamer des actions de soutien et de thérapie.

Enfin, faut-il le rappeler, alors que les femmes font déjà partie des groupes les plus menacés dans les situations de conflit, dans l’opération militaire en cours contre Daech a Mossoul, la plupart des femmes et jeunes filles encore prisonnières de l’organisation djihadiste se trouveraient dans la ville assiégée. Le responsable du Bureau des Affaires des Yézidis du Gouvernement régional du Kurdistan, Khayri Bozanî, a estimé à 3.735 le nombre de femmes yézidies qui n’ont pas pu s’enfuir et qui n’ont pas été libérées, ce qui signifierait qu’elles sont plusieurs milliers dans la ville. Elles sont tenues recluses afin que personne ne soit tenté de leur venir en aide, et certaines d’entre elles auraient trouvé la mort dans les frappes aériennes qui ont touché la ville depuis l’accélération de l’opération au cours de ce mois.

APPEL D’AMNESTY INTERNATIONAL POUR SAUVER LA VIE DE ZEINAB SEKAANVAND LOKRAN

La question des violences faites aux femmes dépasse largement les crimes contre l’humanité commis par l’organisation djihadiste Daech, qui n’en constituent malheureusement, pour ainsi dire, que la «partie émergée de l’iceberg». En témoigne le sort dramatique de la jeune Zeinab Sekaanvand Lokran, une femme kurde iranienne de 22 ans a propos duquel l’organisation de Droits de l’homme Amnesty International a lancé le 8 octobre un appel à twitter pour tenter de lui sauver la vie. En effet, selon l’organisation, la jeune femme a été lors d’un projet inéquitable condamnée à mort en octobre 2014 au nom du qesas, équivalent en droit iranien de la «Loi du talion». Mariée à l’âge de 15 ans, la jeune femme a été arrêtée en février 2012 pour le meurtre de son mari qui lui faisait subir de mauvais traitements. Elle a d’abord avoué l’avoir poignardé, mais s’est rétractée dès qu’elle s’est trouvée devant la Cour, déclarant que ses aveux lui avaient été extorqués par la torture, les hommes de la police l’ayant battue sur tout le corps. Elle a également déclaré que son mari l’avait soumise durant des mois à des mauvais traitements physiques et moraux tout en refusant ses demandes de divorce. Zeinab Lokran a enfin déclaré au juge que c’était son beau-frère, qui avait abusé d’elle à plusieurs reprises, qui avait assassiné son mari, ajoutant qu’il avait tenté de la persuader d’endosser la responsabilité du meurtre en lui déclarant qu’il pourrait alors la sauver en utilisant la possibilité offerte par le droit iranien aux proches des personnes assassinées de pardonner à l’assassin et d’accepter un dédommagement financier plutôt que réclamer une peine. Le tribunal n’a cependant pas pris ses déclarations en considération, n’a ordonné aucune enquête complémentaire, se basant pour la condamner à la mort par pendaison uniquement sur ses aveux antérieurs. De plus, bien que l’accusée ait été mineure au moment des faits, la cour n’a pas appliqué la loi du code pénal islamique de 2013 relative aux peines pour mineurs. L’accusée a ensuite épousé dans la prison d’Ouroumieh un autre prisonnier, et est tombée enceinte. L’exécution de sa condamnation a alors été retardée jusqu’à son accouchement qui a eu lieu le 30 septembre 2016, et durant lequel elle a donné naissance à un enfant mort-né. Les médecins ont attribué la catastrophe au choc provoqué par l’exécution de son second mari deux jours avant l’accouchement,  déclarant que l’enfant était alors mort dans la matrice. Zeinab Sekaanvand Lokran n’a jamais reçu aucun soin postnatal ni soutien psychologique…

PARUTIONS RÉCENTES

La Revue des deux mondes, septembre 2016

Cette livraison de la revue mensuelle fondée en 1829 propose un dossier intitulé «L’occident face à la Syrie», dont un sous-thème «En première ligne contre Daech; Histoire et destin du peuple kurde», présente notamment quatre articles: pp. 76-84, « Minorités syriennes », par Richard Millet (qui débute étonnamment par une relation  de l’entretien que Maurice Barrès eut lors d’un voyage au Levant en 1914 avec un yézidi), puis pp. 113-128, un entretien avec Gérard Chaliand fait par Valérie Toranian, sous le titre «Aucune puissance ne souhaite un Kurdistan indépendant», où le spécialiste des conflits irréguliers – et grand connaisseur des Kurdes – rappelle leur histoire avant d’analyser leur présent rôle au Moyen Orient. Suit «Rojava: une révolution communaliste au Kurdistan syrien?», pp. 129-135, par Bruno Deniel-Laurent, où l’auteur, sans se limiter à la situation au Rojava, pointe les divisions et les différences de vision du monde entre les deux entités kurdes toutes deux en lutte à mort contre Daech en Irak et en Syrie. Dernier article concernant les Kurdes, celui de Juliette Minces, «À la rencontre des femmes combattantes au Kurdistan», pp. 136-143, où elle rapporte son séjour au Kurdistan d’Irak en compagnie de l’écrivaine et photographe Sophie Mousset, pour rencontrer notamment une unité de femmes yézidies non affiliées au PYD.

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Esprit, septembre 2016

Dans cette livraison, on trouvera un article d’Hamit Bozarslan, «Le coup d’Etat raté en Turquie» (en accès libre sur le site de la revue =>), où l’auteur revient sur les événements du 15-16 juillet dernier et depuis, avant d’en partir pour analyser l’évolution inquiétante des institutions étatiques turques – leur quasi-dissolution dans le rapport direct voulu du peuple au leader, et celle non moins inquiétante du président d’une Turquie «devenue bateau ivre».