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Bulletin N° 364 | Juillet 2015

 

TURQUIE : VERS LA FIN DU PROCESSUS DU PAIX ?

Après le succès électoral du HDP, en juin dernier, la situation sécuritaire au Kurdistan de Turquie s’est dégradée avec une telle violence que le processus de paix initié par Öcalan et l’AKP en mars 2013 a paru gravement compromis.

 

Déjà, en début de mois, l’Union des communautés du Kurdistan (KCK), considérée comme « l’aile urbaine » du PKK avait menacé de reprendre les armes si la Turquie poursuivait ses constructions de barrage dans les régions kurdes. 

 

Le projet d'Anatolie du Sud-Est (Güneydoğu Anadolu Projesi ou GAP) élaboré dans les années 1970, prévoit la construction de 22 barrages sur les bassins du Tigre et de l’Euphrate afin d’irriguer 1,7 million d'hectares de terres et de fournir 746 MW fournis par 19 centrales hydroélectriques. Ce projet, qui doit réduire le débit des deux fleuves est une source de conflits entre la Turquie, la Syrie et l'Irak, d’une part, et entre les Kurdes et Ankara, les premiers accusant la Turquie de chercher à vider les régions concernées de sa population kurde, poursuivant ainsi la politique de déplacements forcés et de destruction de villages des années 1990. 

 

Mais le projet du GAP ne datant pas d’hier, la déclaration du KCK envisageant de reprendre les combats si d’autres barrages étaient construits, doit plutôt être considérée comme une réaction de « l’aile dure » du PKK, cherchant à reprendre la mainmise dans un processus de négociations qui favorisait, jusqu’ici, les partisans d'une solution politique et non militaire. Le 13 juillet, le Premier Ministre Ahmet Davutoglu a répliqué dans une déclaration à la presse que la construction de routes et de barrages se poursuivrait, et que son pays ne « plierait pas » devant les menaces du PKK. 

 

Ce climat de surenchère dans la provocation ne pouvait que mettre le HDP en position difficile, sommé de se distancier de la guerilla kurde, sous peine d’être poursuivi pour « liens organiques » avec le PKK. Le 18 juillet, Recep Tayyip Erdogan s’est adressé directement au HDP, via une conférence de presse donnée le jour de la rupture du Jeûne, à la mosquée Atasehir Mimar Sinan, en lui demandant de « couper tout lien » avec le PKK : « une ramification qui est parvenue à obtenir une représentation au Parlement devrait faire de son mieux [pour couper ses relations avec le PKK], alors qu’ils maintiennent apparemment un lien indirect, si ce n’est direct, avec cette organisation terroriste. »

 

Le climat post-électoral, déjà mauvais, s’est dramatiquement assombri avec l’attentat-suicide survenu le 20 juillet, à Surüç, localité kurde près de la frontière syrienne, attentat qui a fait 33 morts et 104 blessés. L’explosion a eu lieu dans le jardin du centre culturel Amara, et visait plus de 300 volontaires de la Fédération des associations de jeunes socialistes et du Parti socialiste des opprimés (ESP), venus de l’ouest de la Turquie ou de villes kurdes, qui devaient participer à la reconstruction de Kobanî. Le terroriste s’est fait exploser à midi, au moment où la conférence de presse donnée par les volontaires prenait fin.

 

Les premiers soupçons concernant le commanditaire de l’attentat se sont naturellement portés sur l’État islamique, dont les attaques meurtrières se sont multipliées au Kurdistan de Syrie, notamment à Kobanî le mois dernier. L’explosion de Surüç pourrait être une extension, au-delà de la frontière, de la lutte acharnée que se livrent le Daesh et les Kurdes du PYD en Syrie. Mais la colère des Kurdes s’est aussi dirigée contre le gouvernement AKP, qu’ils accusent, depuis deux ans, de collusion avec Daesh pour écraser les cantons kurdes en Syrie. Des manifestations de Kurdes ont éclaté spontanément dans tout le pays, soutenues par une partie de la gauche turque et les mouvances issues de Gezi Park. Mais au Kurdistan de Turquie, ce sont des actions armées qui ont enflammé à nouveau le pays, la nuit même qui a suivi l’attentat : à Igdir, le PKK a barré une autoroute et  ouvert le feu sur des forces de sécurité, tandis qu’à Cizrê, des manifestants masqués ont attaqué un bâtiment de la police avec des explosifs artisanaux et ont tiré également sur les forces de sécurité. Le 21 juillet, un poste de de police d’Istanbul a essuyé des coups de feu, de la part d’inconnus, mais sans faire de victime.

 

Le Premier ministre Ahmet Davutoglu a nié une fois de plus toute entente ou soutien tacites de la part de son gouvernement envers l’EI, et a mentionné un suspect originaire d’Adiyaman. Un officiel turc, s’exprimant sous anonymat, a fait état auprès de l’agence Reuters de « preuve solide » permettant d’identifier l’auteur de l’attentat comme étant un homme âgé de 20 ans, né dans la province d’Adiyaman et qui aurait voyagé en Syrie l’année dernière : « Il était actif au sein d’un groupe lié à la Syrie qui soutient l’EI. Nous savons qu’il est parti en Syrie illégalement. Il n’était pas possible de le pister durant tout ce temps-là-bas. » Toujours selon ce responsable, le terroriste aurait eu également des liens avec l’auteur de l’attentat qui a frappé Diyarbakir le 7 juin dernier.

 

Mais le point faible de cette piste est que l’attentat n’a jamais été revendiqué par Daesh lui-même, ce qui n’est pas dans ses habitudes.

 

Dans le même temps, le gouvernement AKP lançait un vaste coup de filet à travers le pays, avec plus de 500 personnes arrêtées, soupçonnées, selon Davutoglu, de liens avec l’EI mais qui vont s’avérer, à une écrasante majorité, être liées à l’activisme kurde ou d’extrême-gauche et non djihadiste. L’accès aux réseaux sociaux, comme twitter, facebook et youtube, était également, une fois encore, bloqué en Turquie, afin d’entraver les appels à manifester, mais avec peu d’efficacité. Ainsi, le 22 juillet, près de 800 personnes se sont rassemblées dans le quartier Kadiköy, sur la rive asiatique d’Istanbul pour dénoncer le massacre de Surüç, ainsi qu’à Şişli, sur la rive européenne. La plupart de ces manifestations ont été réprimées à coups de gaz lacrymogène et de jets d’eau.

 

Indépendamment des protestations pacifiques de la société civile, le PKK a entamé un cycle de représailles, avec l’assassinat, à Ceylanpinar, en bordure de la Syrie, de deux policiers abattus à leur domicile. Dans son communiqué revendiquant les meurtres, le PKK a affirmé que les deux hommes avaient « coopéré » avec l’EI et qu’il s’agissait aussi d’une « action punitive » afin de « venger » les victimes de Surüç. Mais une semaine plus tard, le 30 juillet, un haut responsable du KCK, interrogé par la BBC turque, a nié toute implication directe du PKK dans ces assassinats, peut-être parce que cette action s’apparentant à une exécution extra-judiciaire a été fortement critiquée. Selon Demhat Agit, porte-parole du KCK pour les questions internationales, « il y a des unités indépendantes du PKK. Il y a des forces locales qui se sont elles-mêmes organisées et ne nous sont pas affiliées. Nous n’avons pas de problème à assumer la responsabilité de ce que nous avons fait. Quand une action est menée par le PKK ou les HPG (Forces de défense du peuple, c’est-à-dire l’aile militaire), alors nous pouvons nous expliquer et mener notre auto-critique. »

 

Dans la nuit du 24 au 25 juillet, la Turquie lançait alors une série de frappes aériennes contre les positions du PKK au Kurdistan d’Irak, ce qui ne s’était plus produit depuis plusieurs années, alors que de part et d’autre, Erdogan et la direction du PKK annonçaient que le processus de paix avait cessé.

 

Dans une interview donnée au journal turc Radikal, le 28 juillet, le co-leader du HDP est revenu sur l’escalade des violences et l’avenir du processus de paix, ainsi que les conditions de son instauration avant la dégradation du climat politique, dont il tient l’AKP, et surtout Erdogan, pour responsables.

 

Ainsi, interrogé sur les accusations émanant du Premier Ministre, sur le fait que le PKK n’a pas tenu ses « promesses » de retrait du Kurdistan de Turquie, Demirtaş indique qu’Abdullah Öcalan souhaitait, au début des pourparlers, en 2013, que ce retrait soit « rapide » pour éviter les « provocations » car il y avait eu un accord avec l’État turc, qui devait promulguer une loi afin que les combattants ne soient pas inquiétés durant leur retrait  de Turquie par l’armée ou les forces de sécurité. Demirtaş rapporte que le ministre de la Justice de l’époque, Sadullah Ergin lui avait confirmé en personne que le projet de loi était en cours d’élaboration. Murat Karayilan, alors à la tête du KCK, avait aussi assuré à la délégation du parti BDP (prédécesseur du HDP), que le retrait aurait lieu sitôt la loi promulguée. 

 

« Le retrait était prévu 45 jours après la  promulgation de la loi et, se fiant à la parole d’Öcalan, Karayilan avait planifié un retrait sur trois mois. Le retrait a commencé, nous en avons informé le gouvernement, qui était satisfait. C’est alors que Bülent Arinç, le porte-parole du gouvernement, a déclaré dans une conférence de presse : « Qu’ils aillent au diable, ils peuvent se retirer où ils veulent ! », ce qui a choqué Qandil. Mais ils n’ont pas mis fin au retrait. Ils ont vu alors  que l’État faisait des bunkers et des routes asphaltés dans les lieux d’où ils se retiraient et se sont demandés pourquoi construire des bunkers dans les montagnes alors qu’ils s’en allaient ? Le retrait a alors été ralenti, mais pas stoppé. »

 

Öcalan pensait que les combattants seraient transportés rapidement hors de Turquie par bus ou camions et la planification sur trois mois décidée par Karayilan l’avait mécontenté. Ce serait apparemment Erdogan qui aurait empêché son ministre de la Justice de faire voter cette loi : « Avec le ministre [Sadullah Ergin], nous avons fait tout fait le nécessaire, mais Erdogan a tout bloqué. Nous sommes retournés à Imrali, Öcalan a insisté sur la nécessité de cette loi, mais nous avions compris qu’il n’y en aurait pas. Malgré cela, Öcalan a déclaré : « Je veux que les troupes se retirent. » Erdodan a répliqué «: «  Qu’ils enterrent leurs armes et se retirent. ! »

 

Par la suite, quand ont eu lieu les réunions précédant l’appel au désarmement d’Öcalan, en mars 2015, les délégations du HDP ont présenté un texte contenant les points jugés nécessaires pour les négocations et le désarmement : « le gouvernement a refusé notre texte et nous en a proposé un autre qui ne contenait que l'appel au désarmement […] nous avons envoyé quand même une délégation à Qandil qui a transmis le texte du gouvernement aux responsable du PKK, […] qui a dit : « Non, le texte ne contient pas ce dont il a été question à Imrali, nous avons les procès-verbaux des entretiens, ce n'est pas le même texte. S'ils font un tel appel, nous ne le respecterons pas […] Notre délégation a transmis au gouvernement et nous avons dit, "Venez, on va préparer un texte pour que tout le monde soit d'accord."  Donc, avec une délégation de l'Etat nous sommes allés à Imrali. Nous avons montré les deux textes à Öcalan et il nous a proposé le texte du consensus de Dolmabahçe divulgué le 28 février. Après, les représentants du gouvernement se sont réunis avec le Président de la République […] ils ont présenté le texte qui a été confirmé par le Président de la République. »

 

Selon Demirtas, « chaque étape, même le protocole, tout a été confirmé par le Président de la République. Il était dans le processus dès le début jusqu'à la fin, donc c'est lui qui a changé d’avis, […] parce qu'il a vu dans les sondages que le HDP montait dans les intentions de votes et que l’AKP en avait perdu beaucoup. Nous avons entendu au sein de l'AKP : « Si ce n'est pas bénéfique pour nous, pourquoi faire ? » 

 

Interrogé sur la mort de policiers de Ceylanpinar et Adiyaman, Selahattin Demirtas répond que « la guerre a une logique interne que nous, civils ne pouvons comprendre. Si nous n’intervenons pas contre cette logique interne de la guerre, qui nous parait absurde et douloureuse, on ne pourra empêcher ces morts […] . Il ne fallait pas les tuer, il ne faut tuer personne. Je ne peux pas trouver d’excuse à cela […] si je ’avais su  qu'il n'y allait y avoir des provocations, je serais venu aux obsèques de ces policiers, j’aurais baisé les mains de ses parents. Condamner ces actes ne suffit pas, il faut des négociations pour arrêter le sang coulé. »

 

 

Interrogé sur les actions politiques envisagées par le HDP après ces événements, Selahattin Demirtaş lance un appel au calme et au cessez-le-feu des deux côtés. 

SYRIE : LES KURDES FONT RECULER LE DAESH

Aux premiers jours de juillet, les forces YPG contrôlaient entièrement Girê Spî (Tell Abyad), après en avoir chassé les forces de Daesh. Mais une semaine plus tard, le 6 août, l’Observatoire syrien des droits de l’homme (OSDH) annonçait que l’État islamique avait repris la localité de ‘Ayn Issa, située à 55 km de Raqqa, et tombée aux mains des Kurdes et de l’Armée syrienne de libération (ASL) le 23 juin dernier. Daesh lançait le même jour une contre-offensive dans le voisinage de Hassaké, sans succès, car les Kurdes ont finalement, dans leur contre-attaque, progressé à la fois « contre les positions de Daesh et au détriment du du régime ». Selon l’OSDH, le 7 juillet, les YPG contrôlaient la majorité de la ville (peuplée à un tiers de Kurdes) : « Les YPG contrôlent 70% de Hassaké, l’EU en contrôle 10% et le régime 20% », alors qu’avant l’offensive de Daesh, les Kurdes ne contrôlaient que la moitié de Hassaké. La raison en est qu’en repoussant Daesh, les YPG se sont aussi déployés, mais sans combats, dans des zones auparavant tenues par l’armée syrienne.

Ces succès militaires kurdes, à la fois dans la province de Raqqa et à Hassaké, ont ravivé la position hostile des Turcs envers le PYD syrien, et Ankara a de nouveau suggéré l’instauration d’une zone-tampon, dont la Coalition fermerait l’espace aérien à la Syrie. Mais le porte-parole du département d’État américain, John Kirby, a réitéré l’opposition de son pays à la proposition d’Ankara, invoquant à la fois l’inutilité d’une telle mesure et ses difficultés d’application. Une zone-tampon gérée par l’armée turque prendrait surtout pour cible les YPG et empêcher, selon les Kurdes, l’établissement d’une autonomie réclamée par le PYD en Syrie. Le président turc, lui, ne cesse d’affirmer son opposition formelle à un « État kurde » à sa frontière syrienne, malgré l’assurance du PYD qu’il ne souhaite pas une indépendance des Kurdes de Syrie. À la mi juillet, le PYD avait signalé aux media que l’armée turque était déployée le long de la frontière syrienne et avertit Ankara dans un communiqué officiel : « Toute intervention militaire au Rojava aura des répercussions locales, régionales et internationales, contribuera à compliquer la situation politique en Syrie et au Moyen-Orient, et menacera la sécurité internationale et la paix. » Le PYD a appelé aussi l’OTAN à dissuader la Turquie d’une telle intervention.

Pour sa part, le Premier Ministre turc, Ahmet Davutoğlu, a nié tout plan d’invasion dans l’immédiat : « Il est vrai que nous avons pris des précautions pour protéger notre frontière. Si quelque chose se produit au-delà de la frontière qui menace la sécurité turque, des ordres ont été donnés. Mais il ne faut pas s’attendre à ce que la Turquie entre en Syrie demain ou dans un prochain jour. » (Kanal 7 TV). Finalement, un incident de frontière et des échanges de tirs avec l’armée turque ont bien eu lieu, le 23 juillet, mais avec l’État islamique et non les YPG. Un soldat turc a ainsi été tué dans la province de Kilis et deux autres blessés, quand un poste-frontière au nord de la province d’Alep a été attaqué. Les Turcs auraient répliqué à l’arme lourde, tuant au moins un combattant de Daesh. Le lendemain 24 juillet, la Turquie lançait des frappes aériennes contre des positions de l’EI en Syrie, tandis que les tanks turcs bombardaient des villages tenus par les Kurdes, de l’autre côté de la frontière, ainsi que des positions tenues par des groupes de l’Armée syrienne de libération, pourtant armés et soutenus par Ankara. Selon les YPG, quatre combattants de l’ASL ont été blessés, ainsi que plusieurs civils, dans le village de Zurmikhar, près de Djarablous.

Les bombardements ont repris les 26 et 27 juillet, et les YPG ont essuyé un feu nourri à l’ouest de Girê Spî (Tell Abyad). Mais les autorités turques ont nié avoir délibérément visé les forces YPG. Dans le même temps, la Turquie autorisait enfin l’aviation américaine et la coalition à mener ses frappes aériennes en Syrie à partir de la base d’Incirlik et lançait une série de frappes aériennes au Kurdistan d’Irak contre les bases du PKK. Malgré les bombardements turcs, les YPG ont poursuivi leur avance vers Raqqa et se sont emparé de la ville de Sarrin, au nord-est d’Alep, coupant ainsi une voie de communication et d’approvisionnement importante pour Daesh, l’autoroute M4, qui relie Raqqa à la province d’Alep.

D’après le directeur de l’Observatoire syrien des droits de l’homme, « Sarrin était aussi utilisée comme une base d’où partaient les attaques de l’EI contre les Kurdes de la province d’Alep, ce qui fait que ces attaques vont probablement diminuer. » Dans le même temps, mais à l’autre bout du pays, les YPG, alliés cette fois avec l’armée du régime, lançaient une ultime offensive et réussissaient à chasser totalement l’EI de la ville de Hassakeh (ville à majorité kurde tenue, depuis le début du conflit, à la fois par l’armée et les milices du Baath et par les YPG) après un mois de combat. Daesh n’était plus présent à Hassakeh que dans le disctrict de Zuhur et ils ont été repoussés dans la périphérie sud de la ville. D’après l’OSDH, 287 combattants du Daesh ont perdu la vie, dont 26 mineur, aussi bien dans les combats au sol que touchés par les frappes de la Coalition.

KURDISTAN : POINT SUR LA GUERRE CONTRE LE DAESH

Dans un entretien accordé au journal Al-Monitor et daté du 3 juillet, Masrour Barzani, fils de Massoud Barzani et qui dirige les services secrets du Gouvernement régional du Kurdistan d’Irak, a exposé la situation générale du front kurde contre l’EI : « Il y a des hauts et des bas. L’avance de [l’EI] a été stoppée et il a été défait sur plusieurs fronts. Nous avons libéré une vaste zone, principalement à l’ouest du Tigre, dont Rabia et Zumar. Des territoires au sud d’Erbil, près de Makhmour et Gwer, et à l’ouest et au sud-est de Kirkouk, entre Erbil et Kirkouk ont été aussi libérés. Nous avons pris aussi Djalawla, Saadiya et Khanaqin : le tout fait près de 20 000 km2. Malheureusement, nous avons perdu 1280 peshmergas depuis août dernier et près de 7000 ont été blessés. Mais l’EI a lui aussi beaucoup souffert et près de 11 000 [d’entre eux] ont été tués sur le front, à la fois par nos forces et par les frappes de la Coalition. Pendant un moment, nous avons senti qu’il déclinait. Mais les chutes de Ramadi et de Palmyre lui ont donné un énorme coup de pouce en termes de logistique et de moral. Cela a envoyé un message clair aux peuples des régions sous son contrôle : « Nous sommes capables de nous réorganiser et de lancer des attaques. » Ils ne sont pas du tout faciles à vaincre. » Cependant, Masrour Barzani se dit persuadé que Daesh pourra être défait, que ce n’est qu’une « question de temps » mais le problème est que hormis les Kurdes, personne d’autre n’en « fait assez contre eux », et que la Coalition n’est pas assez réactive et trop lente à mettre en place ses actions. Ainsi, l’entraînement par la Coalition des nouvelles forces anti-EI, en Irak et en Syrie se fait encore attendre, alors que l’EI va utiliser ce temps pour recruter plus de combattants. La question se pose donc de savoir à quel point la Coalition est déterminée à vaincre l’EI « le plus tôt possible ».

Interrogé sur la tiédeur de la Turquie à s’engager dans cette lutte au sein de la Coalition, et la « déception » de Massoud Bazani quand, en août 2014, la Turquie ne s’est pas portée au secours d’Erbil menacée par Daesh, Masrour Barzani admet que lui aussi « attendait plus de la Turquie ». Il se dit soucieux de la détérioration de la situation en Syrie, mais aussi celle du processus de paix en Turquie «  Ce que nous souhaitons, c’est la défaite de l’EI, que le processus de paix soit accompli et que soit résolu une fois pour toutes le problème des Kurdes et des Turcs en Turquie. » Concernant l’hostilité turque envers un « État kurde » sur sa frontière syrienne, Masrour Barzani estime qu’un État islamique sur cette même frontière devrait être plus préoccupant.

En ce qui concerne l’indépendance du Kurdistan d’Irak, il ne voit pas l’Irak comme un « projet faisable ». « Il est temps que le monde réalise qu’un système qui a échoué a besoin d’être revu. Répéter les mêmes erreurs en croyant que cela va donner des résultats différents est une folie. C’est exactement le cas de l’Irak. Combien de fois avons-nous essayé de soutenir un gouvernement central fort et uni à Bagdad ? Cela n’a pas marché. Le Kurdistan est contrôlé par les Kurdes, les régions sunnites par l’EI et les régions chiites par les forces chiites et les Unités de mobilisation populaire. Le Premier Ministre Al-Abadi a fait de gros efforts pour arranger les choses. Mais le gouvernement irakien doit accepter cette réalité et chercher d’autres solutions. Nous ne poussons pas à une séparation forcée. Nous sommes pour un divorce à l’amiable. » L’indépendance du Kurdistan ne doit pas dépendre, selon lui, de la défaite de l’EI, car personne ne peut dire quand cela aura lieu. Par ailleurs, la chute de Daesh ne signifiera pas la fin du terrorisme, qui « prendra d’autres formes ». Mais un Kurdistan indépendant faciliterait cette défaite, puisque les Kurdes pourraient ainsi passer leurs propres accords et s’armer eux-mêmes, sans passer par Bagdad et toutes les difficultés actuelles pour être équipées.

La question de Sindjar et les tensions entre le GRK et le PKK-YPG dans la région yézidie a inspiré l’idée à la Turquie de se proposer comme médiatrice entre le PDK et le PYD. Masrour souligne ironiquement qu’Ankara vient « un peu tard » pour jouer un rôle à Sindjar, rôle qui aurait pu être bien plus grand si la Turquie était intervenue activement en août 2014 contre l’EI mais il rappelle que « Sindjar est un territoire kurde à l’intérieur de l’Irak et que le PYD y est un invité, au même titre que l’ont été nos forces Peshmergas quand ils sont partis les soutenir à Kobanî, et qu’ils s’en sont retournés. C’est ce qu’attend la population du Kurdistan d’Irak : que les combattants étrangers finissent par partir et retournent d’où ils venaient […] le PKK n’a pas de rôle à jouer [à Sindjar]. Ils devront se retirer et ils le doivent parce que le peuple de Sindjar doit se déterminer sur son propre avenir qui est le Kurdistan d’Irak. Est-ce que le PKK serait heureux si un parti politique kurde d’Irak se mêlait des affaires de Diyarbakir ou de Mardin ? » Interrogé sur la présence du PKK à Quandil, Masrour Barzani a estimé de même qu’il devait en partir, et que c’est une des raisons pour lesquelles le GRK soutient si ardemment le processus de paix en Turquie.

Ce terme d’ « invités » et ce souhait de voir quitter les YPG et le PKK de Sindjar et Qandil ont fait réagir le PKK et Demhat Agit, le porte-parole du KCK a quelques jours plus tard déclaré que son mouvement ne quitterait pas le Kurdistan d’Irak, affirmant que cette requête émanait du Parti démocratique du Kurdistan PDK et non du Gouvernement régional du Kurdistan. Demhat Agit a ajouté que le KCK ne faisait pas de « différence  entre les parties nord et sud du Kurdistan ».

Ce refus de « différencier » les Kurdistan du nord et du sud est, en tout cas, partagé par la Turquie qui, dans la nuit du 24 au 25 juillet a repris ses bombardements aériens contre les bases du PKK, à Qandil, et dans la province de Duhok, faisant deux victimes civiles et violant un espace aérien qui est, théoriquement, encore irakien. Les bombardements se sont poursuivis les 26 et 27 juillet, Ahmet Davutoglu affirmant que les opérations ne cesseraient pas tant que le PKK ne déposerait pas les armes. Le Premier Ministre turc a aussi déclaré qu’informé de l’opération militaire contre Qandil, le président Massoud Barzani l’avait assuré de sa « solidarité ». Cette affirmation très peu vraisemblable a tout de suite été invalidée par un communiqué de la présidence kurde, qui a indiqué qu’au contraire, Massoud Barzani avait immédiatement appelé Davutoglu pour lui signifier son mécontentement. La présidence a, au contraire, condamné les attaques contre le PKK qui ont occasionné des victimes civiles mais ajoute, dans son communiqué, que le PKK doit se battre loin des localités habitées par des civils. Enfin, Massoud Barzani appelle la Turquie et le PKK à relancer le processus de paix : « il vaut mieux des années de négociations qu’une seule heure de guerre » a déclaré le président kurde.

PARIS : MORT DU PEINTRE REMZI

L’Institut kurde a appris avec une profonde tristesse le décès à Paris du grand peintre kurde REMZI des suites d’une longue maladie, à l’âge de 87 ans.

Né en 1928 à Kirikhan dans la province d’Antioche (Antakya) dans une famille kurde connue, les Raşa (Racha), il s’intéresse très tôt à la peinture, qui deviendra la grande passion de sa vie. Ses premières œuvres sont exposées en 1947 à Kirikhan, Antalya et Iskenderun (Alexandrette).  En 1946, il est admis à l’Académie des Beaux-Arts d’Istanbul, dirigée alors par Léopold Lévy qu’il termine en 1953.  Aussitôt, il vient s’installer à Paris à Montparnasse, centre vivant où se retrouvent peintres, artistes et écrivains de toutes provenances. Il s’installe en 1965 dans un atelier à Alésia où jusqu’à ces dernières années il peindra des natures mortes, des portraits, des objets de la vie quotidienne.

Ses œuvres ont été exposées dans de nombreuses galeries, ainsi qu’aux musées Carnavalet, du Montparnasse, de Dourdan, au Musée national de Laon et au Musée d’art moderne de la Ville de Paris Enfin, en 2012 une rétrospective de ses œuvres 1946-2006 a été organisée d’abord au Santral d’Istanbul puis à Diyarbakir où elle a rencontré un vif succès. Peintre universel avant tout, Remzi était très attaché à son identité kurde.  Il a appartenu à l’association France-Kurdistan avant de devenir co-fondateur de l’Institut kurde de Paris. 

Solidaire, accueillant et généreux, il a aidé nombre de jeunes Kurdes dans leurs parcours. Sa disparition a suscité une vive émotion dans la communauté kurde et parmi ses nombreux amis de toutes origines. Ses obsèques ont eu lieu le vendredi 31 juillet 2015 à 16h, au cimetière Montmartre, en présence de sa famille et de ses nombreux amis.

CULTURE : LECTURES POUR L’ÉTÉ

En liste de lectures estivales, voici quelques ouvrages sur les Kurdes parus au premier semestre 2015 que nous conseillons :

Us et coutumes des Kurdes, de Mahmoud Bayazidi, paru le 4 mars, chez L'Asiathèque en co-édition avec Geuthner : traduit et présenté, par Joyce Blau et Sandrine Alexie, avec une préface de Kendal Nezan, ce texte de Mahmoud Bayazidi décrit l'organisation sociale, les valeurs et les traditions du peuple kurde au XIXe siècle :

« Les Kurdes occupent une région stratégique, depuis toujours à la croisée des empires et objet de convoitise. Héritiers d'une riche tradition culturelle, ils n'ont pas hésité à prendre les armes à maintes reprises pour défendre leur territoire, leur mode de vie et leurs valeurs. Aujourd'hui, ils apparaissent plus que jamais comme des acteurs incontournables de la stabilité régionale.  Le présent ouvrage constitue un témoignage historique de premier ordre décrivant dans une langue simple l'organisation sociale et les traditions du peuple kurde : structure de la famille et des villages, rôle des femmes, code de conduite – notamment à la guerre –, déroulement des grandes fêtes et cérémonies, ou encore questions relatives à la religion, aux croyances et à la divination. Il présente les valeurs traditionnelles des Kurdes et permet de comprendre les fondements historiques de leur pugnacité si souvent admirée – ou crainte – par les peuples voisins.  Traduit du kurde (kurmandjî) par Joyce Blau et Sandrine Alexie, ce texte du mollâ kurde Mahmoud Bayazidi (1797-1859) constitue le premier document profane en prose jamais écrit dans cette langue, ainsi que l'un des rares témoignages de l'intérieur sur le mode de vie des Kurdes, détaillant aussi bien les aspects jugés favorablement par l'auteur que ceux qu'il réprouve. 

Joyce Blau est professeur émérite de l'Institut national des Langues et Civilisations orientales à Paris, où elle a dirigé la chaire de kurde pendant trente ans. Membre de l'équipe de recherche de l'Institut kurde de Paris, elle est l'auteur de nombreux ouvrages et travaux sur la langue, la littérature et la civilisation des Kurdes.  Sandrine Alexie est écrivain et traductrice. Auteur de romans sur le Kurdistan mythique, médiéval et

contemporain, elle a également traduit Mem et Zîn d'Ahmed Khanî, chef d'œuvre de la litérature classique kurde. »

Mourir pour Kobané, de Patrice Franceschi, paru en avril 2015, revient sur le siège dramatique de Kobané par l’État islamique et la résistance farouche des combattants kurdes :

« Contrairement à Dantzig abandonnée autrefois à Hitler, Kobané symbolise une résistance réelle, celle des Kurdes contre ce nouveau totalitarisme : l’islamisme radical – sans doute la plus grande barbarie enfantée par le début du XXIe siècle. Pour les djihadistes de Daech, habités par la haine de tout ce qui ne leur ressemble pas, l’idée même de démocratie doit disparaître à jamais. Celle-ci est au cœur du mouvement révolutionnaire des Kurdes de Syrie qui combattent l’État islamique pour en faire vivre les valeurs essentielles : liberté individuelle et collective, égalité homme/femme, laïcité, respect des minorités, justice économique. Deux visions opposées de l’homme et du monde s’affrontent dans ce roide morceau du Moyen-Orient. Mourir pour Kobané paru le 9 avril 2015 aux éditions des Équateurs, est le récit de deux années de compagnonnage avec les Kurdes de Syrie. Un récit de terrain, engagé, à hauteur d’homme, volontairement trempé dans le seul « savoir de la chair ». Au-delà des concepts et théories, au-delà de ce qui ne peut être dit encore, il veut donner à voir et comprendre le quotidien saisissant d’un peuple luttant sans esprit de recul pour des valeurs identiques aux nôtres. Une guerre qui, comme à Dantzig autrefois, nous concerne tous.  Depuis longtemps, Patrice Franceschi s'intéresse et soutient la cause des Kurdes et des chrétiens de Syrie. Avec l'émergence de l'État islamique et le génocide mis en place par les fanatiques, ce combat est devenu une urgence humanitaire. Ce livre est un mélange de choses vues et un appel à la conscience de l'Humanité et des Français en particulier. Patrice Franceschi décrit merveilleusement les combattantes kurdes, Jeanne d'Arc du XXIe siècle. Il prend la plume et les armes à la main. Rarement on aura écrit un texte aussi bouleversant sur ces Kurdes entrain de mourir de l'indifférence des Occidentaux.»

Farouche défenseur de la cause kurde depuis toujours, Patrice Franceschi partage sa vie entre écriture et aventure. Il est l'auteur de nombreux romans d'aventures réédités en Point Seuil. Il a publié ses souvenirs chez Arthaud sous le titre Avant de passer la dernière ligne droite. Il est membre du groupe des écrivains de marine et l'auteur de nombreux documentaires. Enfin, il est capitaine d'une goélette mythique, La Boudeuse.»

La question kurde à l’heure de Daesh, paru le 15 mai 2015 aux éditions du Seuil, co-signé par Gérard Chaliand et Sophie Mousset analyse l’effondrement des frontières moyen-orientales sous les coups de l’État islamique et la résistance énergique que leur opposent les Kurdes, la seule force au sol en mesure aujourd’hui de faire reculer l’État islamique : « Avec l’irruption inattendue des combattants de Daech (ou État islamique) dans le Nord de l’Irak, la chute

de Mossoul et le long siège de Kobané, en Syrie, la question kurde est revenue sous les feux de l’actualité internationale depuis l’été 2014. Les Kurdes, sunnites à 80 %, sont alors apparus comme une des rares forces régionales déterminée à combattre le djihadisme. Mais, divisés entre mouvements concurrents (PDK, UPK, PKK, etc.) et entre l’Irak, la Syrie, la Turquie et l’Iran, leurs voix contradictoires restent difficiles à déchiffrer. Dans cet ouvrage synthétique et éclairant, les auteurs, qui ont régulièrement séjourné au Kurdistan d’Irak depuis une quinzaine d’années et connaissent l’ensemble des États de l’espace kurde, interrogent les sources de ce nationalisme très particulier, qui a vu les Kurdes lutter pour la reconnaissance de leur identité, voire de leur indépendance. Ils permettent ainsi de saisir les tenants et les aboutissants d’une question kurde désormais posée au cœur du brasier moyen-oriental. 

Gérard Chaliand, spécialiste des conflits internationaux particulièrement engagé aux côtés de la communauté kurde, est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages de géopolitique parmi lesquels Vers un nouvel ordre du monde (avec Michel Jan, Points Essais, n° 746). 

Sophie Mousset est écrivain et photographe. »

Enfin, paru le 29 mai 2015 aux éditions l’Harmattan, Tchurück, de Yann Gabriel Appéré, est un roman dont le héros est un jeune Kurde de Mahabad dont la vie va se toruver bouleversée par la proclamation de la République kurde et la répression qui s’ensuivit :

« Tchurück est né à Mahabad, dans la communauté kurde au nord de l Iran. A 14 ans, il quitte sa ville pour étudier à l école militaire de Bakou. Nous sommes en 1946, année où les dirigeants kurdes de la région proclament la République autonome du Kurdistan. La violence de cette période, l’assassinat de son père et le conflit guerrier avec l’Iran vont conduire l adolescent à ne pas rentrer chez lui. Il suit la route de la Géorgie sans savoir qu’elle le mènera, à travers l’Europe de l après-guerre, jusqu’à Paris.

Yann Gabriel Appéré est né dans la région parisienne. Après une carrière de négociateur de crédits en faveur des pays en voie de développement, pour le compte d’une banque publique, il se consacre à la littérature. Il est déjà l’auteur de six ouvrages. »