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Bulletin N° 329 | Août 2012

 

KURDISTAN D’IRAK : L’ATTRAIT DU PÉTROLE KURDE ET L’ULTIMATUM D’ERBIL

Au début du mois d’août, le Kurdistan d’Irak a accepté de redémarrer ses exportations de pétrole vers Bagdad, gelées depuis avril, dans un geste décrit comme une volonté d’apaisement. D’un autre côté, Total (France) et Gazprom (Russie) ont, à leur tour, bravé les mesures de rétorsion brandies par l’Irak et rejoint les rangs de sociétés américaines comme Exxon et Chevron ayant décidé de traiter directement avec les Kurdes.

À cette annonce, le gouvernement irakien n’a pas varié dans la teneur de ses avertissements et menacé Total de sanctions. Abdul-Mahdy al-Ameedi a ainsi déclaré à la presse qu’ils « travaillaient à l’annulation de la participation de Total dans le contrat de Halfaya », qu’elle exploite avec PetroChina et Petronas, depuis 2012, avec une participation de 18.75%. La société française s’est refusé à tout commentaire.

Pour sa part, Gazprom Neft a annoncé, toujours au début d’août, sa participation à deux blocs dans le Kurdistan irakien : 40% pour celui de Garmiyan et 80% pour celui de Shakal. La compagnie russe estime que les ressources de ces deux blocs atteindraient une production d’environ 3,6 de milliards de barils. Quant à Genel Energy, qui cible principalement le Kurdistan, elle a annoncé le 7 août une augmentation de ses intérêts dans la région, avec un achat de 240 millions de dollars US : ayant passé un accord avec Hawlêr Energy, la compagnie a acquis 21% de participation au bloc Bina Bawi, près de Taq Taq, qui s’ajoutent aux 23% de participation qu’elle détenait déjà. La reprise des exportations kurdes vers le gouvernement central, est, elle, conditionnée, selon le ministre des Ressources naturelles du Kurdistan, Ashti Hawrami, aux paiements en souffrance que l’Irak doit à la Région du Kurdistan, selon son gouvernement, et que ce geste de «bonne volonté» de la part du GRK ne devait pas excéder la durée d’un mois en cas de refus de paiement.

Ayant peu apprécié l’annonce faite, en juillet dernier, de la construction d’un gazoduc qui permettrait aux Kurdes d’exporter directement leur gaz en Turquie et plus tard, en Europe, le Premier Ministre irakien a, lui, réagi sur un ton qui n’était pas celui de l’apaisement, accusant la Turquie de traiter avec le GRK comme s’il s’agissait d’un État indépendant. Malgré cela, les exportations kurdes ont bel et bien repris en août et le 13 août, le vice-Premier ministre Hussein Sharistani se plaignait que la quantité livrée s'élève à 116 000 barils par jour, alors que l’accord portait sur un montant de 175 000 barils et que les Kurdes « devaient pomper plus que cette quantité pour compenser la période durant laquelle ils ont cessé les exportations ». Quant aux dettes que Bagdad aurait envers plusieurs sociétés opérant au Kurdistan, à l'origine du gel des exportations, Sharistani a déclaré qu’un audit serait réalisé auprès de des compagnies « que le gouvernement du Kurdistan dit devoir être payées ».

Une des raisons principales évoquées par les investisseurs étrangers qui préfèrent travailler au Kurdistan sont les conditions beaucoup moins avantageuses offertes par Bagdad. Interrogé à ce sujet, Hussein Sharistani a répondu que Badgad pourrait revoir ses contrats : «Nous admettons que les termes des contrats sont durs et pressurent les sociétés. Pour ces raisons, la dernière enchère n’a pas été un succès.» De fait, en mai dernier, une dizaine de blocs irakiens avaient été mis aux enchères mais seulement quatre contrats avaient été signés. Le vice-Premier Ministre a indiqué qu’ils travaillaient à un « nouveau modèle de contrat », aux conditions plus attractives pour les investisseurs. Selon lui, les contrats irakiens comprennent des prix fixes moins avantageux pour les compagnies étrangères mais qui serait plus profitables à l’économie irakienne, tandis que le Kurdistan donnerait un plus grand nombre d’actions à ces sociétés qui, devenant partenaires dans la production pétrolière auraient ensuite intérêt à faire monter les prix.

Le 20 août, Canada's ShaMaran Petroleum Corp annonçait l’acquisition par Total d’une participation de 20% au bloc de Taza, dans la province de Suleïmanieh. ce qui vient s’ajouter aux 35% des blocs de Harir et Safeen, acquis en juillet et le 21 août, le gouvernement américain est sorti de sa tiède réserve pour rappeler que les sociétés pétrolières « ne doivent pas outrepasser l’autorité du gouvernement central». Concernant nos propres compagnies, nous continuons de leur dire que signer des contrats de forage ou de production en quelque région de l’Irak que ce soit, sans l’accord des autorités fédérales irakiennes les exposent à de possibles risques juridiques » a déclaré à la presse Victoria Nuland, porte-parole du Département d’État. De toute évidence, les compagnies prendront leurs propres décisions dans leurs affaires, mais jusqu’à ce que nous ayons une législation fédérale en Irak régissant ces choses, il y a des risques pour eux. » 

Le 28 août, trois jours avant l'ultimatum du 31 déjà avancé par Ashti Hawrami, le Gouvernement régional du Kurdistan a de nouveau menacé de stopper les exportations de brut vers Bagdad si l’Irak ne payait pas ses créanciers kurdes. Du côté de Bagdad, on répondait que l’Irak avait accepté de payer les producteurs locaux pour un montant total de 560 millions de dollars mais que les responsables attendaient toujours le feu vert. « Nous avons alloués 650 milliards de dinars irakiens prélevés sur le budget de 2012 pour payer les sociétés, que nous débloquerons quand nous recevrons l’ordre du gouvernement. Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas reçu cet ordre » s’est défendu l’adjoint du ministre irakien des Finances, Fadhil Nabi. 

Mais le 31 août, le vice-Premier ministre irakien Roj Nouri Sahweis, un Kurde vétéran en politique, annonçait que le Gouvernement régional kurde était prêt à entamer de nouvelles négociations avec Bagdad pour mettre un terme à cette crise. Se voulant optimiste, Roj Nouri Shaweis a confié à Reuters que les Kurdes pourraient envisager la fin du conflit si le projet de loi sur les hydrocarbures, modifié en 2007 et donnant un partage du pouvoir plus important entre les chiites, les sunnites et les Kurdes, était enfin adopté. Par ailleurs, selon le vice-Premier Ministre, les Kurdes estiment que passer des accords commerciaux avec des sociétés étrangères sans en référer au gouvernement central est un droit que leur donne la constitution irakienne, alors que Bagdad s’appuierait toujours «sur d’anciennes lois pétrolières datant de l’époque de Saddam», dans un État alors extrêmement centralisé. Finalement, le gouvernement kurde a accepté de reporter son ultimatum au 15 septembre.

SYRIE : L’AVENIR DES RÉGIONS KURDES SE DISCUTE TOUJOURS À ERBIL

Après la prise de possession de la plus grande partie des villes kurdes de Syrie, hormis Qamishlo, la toute neuve coalition des partis kurdes syriens a dû s’organiser et gérer les localités en principe désertées par les autorités syriennes, et aussi s’essayer au difficile exercice du partage de pouvoir entre les différentes composantes de leur mouvement.

Le 2 août, le Bureau des relations extérieures du PYD (branche syrienne du PKK) a appelé à la formation pacifique d’une région kurde auto-gérée, qui pourrait servir de « refuge et de base pour tous les révolutionnaires syriens, afin qu’ils libèrent la Syrie » et que « cette instauration démocratique doit être considérée comme une contribution à la construction d’une Syrie unie, démocratique et plurielle » tout en assurant qu’il ne s’agissait pas d’une « menace contre la stabilité régionale et globale » et repoussant d’avance les accusations de «séparatisme».

De son côté, un autre leader des Kurdes syriens, Abdulhakim Bashar, à la tête du Conseil national kurde (CNK) a, lors d’un entretien accordé au journal Rudaw, donné sa propre vision des derniers événements au Kurdistan de Syrie, en réfutant, par exemple, le terme de « libération » des régions kurdes. Selon lui, « aucune ville kurde n’a été libérée » et les forces de sécurité syriennes sont présentes sur place, bien que les drapeaux kurdes aient été hissés sur les bâtiments officiels qui continuent de fonctionner comme avant. Abdulhakim Bashar affirme même que les fonctionnaires continuent d’être payés par la Syrie. Les critiques du leader du CNK se portent surtout sur le peu d’enthousiasme que montrerait le PYD à respecter l’accord d’Erbil, notamment dans le partage du pouvoir et la conduite d’une politique commune. Interrogé sur la façon dont il envisageait l’avenir de la Syrie, Abdulhakim Bashar estime que le président syrien tombera, tôt ou tard, mais que le régime se battra jusqu’au bout, pouvant faire sombrer le pays dans une guerre civile entre Alaouites et le reste des Syriens, mais que les Kurdes devaient rester à l’écart de cette guerre civile. Il a jugé également peu probable une intervention directe de l’armée turque au Kurdistan de Syrie, même contre les zones détenues par le PYD. 

Un autre leader kurde, mais dirigeant, lui, le Conseil national syrien (CNS), soit la principale représentation de l’opposition syrienne, a commenté les derniers développements de la question kurde en répétant que les droits de son peuple devaient être reconnus par la constitution, mais sans préciser la teneur de cette reconnaissance alors qu'en juillet dernier, des partis kurdes avaient quitté la conférence du Caire devant le refus arabe de les reconnaître comme « nation » à part.

S’étant rendu au Kurdistan d’Irak le 1er août, afin d’y rencontrer à la fois le Conseil national kurde, le président Massoud Barzani et le ministre des Affaires étrangères turc, Ahmet Davutoglu, au sujet de la crise syrienne, Abdulbassit Sayda a indiqué, lors d’une conférence de presse donnée au Divan Hotel d’Erbil, que tous les participants à cette réunion quadripartite soutenaient le projet du Conseil national syrien. Abdulbassit Sayda a ajouté qu’il avait demandé au ministre turc de régler la question kurde en Turquie de façon pacifique et au président Barzani d’accueillir les réfugiés syriens sans distinction d’origine (jusqu’ici la majorité des réfugiés semblent être des Kurdes, sans que l’on sache si cet état de fait vient de ce que les autres Syriens tentent spontanément de se diriger vers d’autres pays arabes ou la Turquie, sans passer par les régions kurdes ou si le Gouvernement régional kurde préfère ouvrir ses frontières à ses compatriotes et aux minorités religieuses, comme il l’a fait pour les réfugiés chrétiens venus d’Irak).

Le président du CNS a, par ailleurs, critiqué le gouvernement de Bagdad pour avoir déployé ses soldats aux frontières afin d’empêcher les réfugiés de passer.  À l’issue de cette réunion, le Conseil national syrien et le Conseil national kurde ont signé un accord en quatre points, dont un portant sur le partage du pouvoir après la chute du Baath. Mais la viabilité ou la solidité de cet accord peut sembler fragile du moment que le PYD ne l’entérine pas, n’ayant pas été « invité à Erbil », comme l’a affirmé son leader, alors que le président du Conseil national syrien a nié, lui, un quelconque refus turc portant sur la présence du PYD à la réunion en assurant que tous les partis kurdes avaient été invités. Il est vrai qu’en l’état actuel des choses, une rencontre directe et ouverte entre Saleh Muslim (qui ne revendique officiellement qu’une « affinité idéologique avec le PKK malgré les portraits d’Öcalan affichés dans beaucoup de bâtiments officiels 'libérés' par le PYD) et Ahmet Davutoglu s’avère tout de même difficile à envisager pour le moment.

Car finalement, plus qu’une réaction syrienne, c’est la Turquie qui apparaissait comme la force militaire la plus susceptible de menacer cette nouvelle autonomie, réelle ou symbolique, du Kurdistan de Syrie, en refusant l’instauration de zones pro-PKK sur ses frontières. Au contraire, le Kurdistan d’Irak incline à un apaisement des relations et l’établissement de relations avec tous les partis kurdes de Syrie. Ainsi, Safeen Dizayee, un responsable du Parti démocratique du Kurdistan (PDK), le parti de Massoud Barzani, a-t-il déclaré dans une interview donnée le 3 août au journal turc Zaman (proche de l’AKP) que la Turquie devait accepter ce nouvel état de fait au Kurdistan de Syrie, en le comparant au vide politique et administratif qu’a connu le Kurdistan d’Irak après 1991, alors que Saddam s’était de lui-même retiré de trois régions kurdes, livrées à elles-mêmes.

Mais la Turquie, pour le moment, n’est pas intervenue aux frontières syriennes et s’est contentée de manœuvres militaires, avec des déplacements de chars d’assaut et de véhicules armés autour des localités de Kilis, Hatay (Antioche) et Mardin. Ahmet Davutoglu a, par contre, enchéri sur les soupçons qui pèsent sur une entente secrète entre le PYD et la Baath, en accusant la Syrie d’armer les combattants kurdes, tout en leur prêtant aussi, paradoxalement, la volonté d’occuper le vide politique que laissera la chute du régime. Mais la position exprimée par le ministre des Affaires étrangères turques est tout de même celle, comme l’a constaté le Conseil national kurde, d’un certain infléchissement dans sa résolution adamantine de ne laisser aucune entité politique kurde s’établir à ses frontières. Il est vrai que, depuis 2003, la Turquie a dû accepter bon gré mal gré la montée en puissance du Kurdistan d’Irak, aujourd’hui force politique incontournable de la région. Tirant peut-être une leçon de la dernière décennie, Ahmet Davutoglu a déclaré que son pays ne s’opposerait pas à une éventuelle région autonome kurde en Syrie si « toutes les composantes du pays pouvaient s’accorder là-dessus ». Le ministre s’est même prononcé – de façon surprenante si l’on considère le conflit qui perdure à l’intérieur de la Turquie – pour le respect des droits des Kurdes syriens. Alors qu’il était en déplacement au Myanmar, il est revenu, devant la presse, sur le déroulé de la réunion d’Erbil : « Je leur ai dit : "le leader du CNS préside le conseil en tant que kurde syrien. Et vous (le CNK) siégez ici en tant que Kurdes syriens. Asseyez-vous et finissons-en. Ce qui nous oppose est la menace de terrorisme et la possibilité que l’un de vous prétende à la possession d’un lieu quelconque. Des élections doivent être tenues en Syrie, un parlement doit être formé qui comprendrait des Kurdes, des Turkmènes et des Arabes. Vous pouvez venir tous ensemble en disant 'nous accordons l‘autonomie (aux Kurdes)'. C’est votre affaire. Nous ne nous y opposerons pas."

La Turquie anticipe-t-elle, dès maintenant, la future instauration d’une entité kurde syrienne à laquelle elle ne pourra pas s’opposer, appliquant ainsi la stratégie d'approuver un état de fait qu'elle ne peut  de toute façon empêcher ? Ou bien compte-t-elle que les autres composantes de la future Syrie ne permettent pas aux Kurdes d’aller jusqu’au bout de leur volonté d’autonomie ? On peut aussi imaginer qu’Ankara tente, derrière l’écran de sa collaboration avec le Kurdistan d'Irak de favoriser les factions kurdes rivales du PYD, comme le pense Jordi Tejel, un universitaire spécialiste de la question kurde en Syrie, qui estime que la Turquie essaie de « marginaliser le PYD en Syrie en établissant de bonnes relations avec le Conseil national kurde, qui est très proche de Massoud Barzani » (Reuters). Pour le moment, même si la Turquie est impopulaire dans toutes les parties du Kurdistan, les Kurdes de Syrie, du moins ceux qui penchent pour une entente avec le reste de l’opposition syrienne, sont obligés d’accepter, même à contre-cœur, l'influence d’Ankara sur le devenir de la révolte.

Abdul Hakim Bashar, qui représentait le Conseil national kurde à Erbil, a reconnu que la position du ministre turc avait connu une certaine avancée. Quant aux États-Unis, ils ne se sont pas non plus prononcés sur le bien-fondé ou non, selon leurs vœux, d’une autonomie kurde syrienne mais Hillary Clinton, en déplacement à Istanbul, a affirmé fin août que les USA s’opposaient à une prise du pouvoir du PKK en Syrie et soutenaient la Turquie dans cette position. À ses côtés, Ahmet Davutoglu est revenu sur la menace d’un « vide politique » qui ferait l’aubaine du PKK ce qui peut expliquer sa soudaine compréhension des revendications kurdes en Syrie : si ce vide doit être comblé, autant que ce soit par des Kurdes proches de Massoud Barzanî et acceptant de négocier avec le Conseil national syrien.

IRAK : UNE VISITE INOPINÉE DU MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES TURC PROVOQUE LA COLÈRE DE BAGDAD

Une visite inopinée du ministre des Affaires étrangères turc à Kirkouk a suscité la colère de Bagdad le mois dernier. Arrivé le 1er août au Kurdistan d’Irak, à l’occasion d’une rencontre quadripartite avec le GRK, le Conseil des Kurdes de Syrie et le Conseil national syrien, Ahmet Davutoglu a, dès le lendemain 2 août, fait un crochet par la ville de Kirkouk, revendiquée par les Kurdes et toujours, de facto, sous le contrôle du gouvernement central. Depuis 2005, les Kurdes tentent de faire appliquer l’article 140 de la constitution irakienne qui prévoit un référendum pour que la population de plusieurs districts à majorité kurde hors de la Région choisisse ou non son rattachement au Gouvernement régional kurde. Ils rencontrent pour cela de multiples oppositions : celle, ouverte, de la population arabe sunnite de la ville de Kirkouk, de certains partis turkmènes et le refus, plus ou moins franc, de la part du gouvernement central, de laisser échapper à son autorité directe cette province riche en pétrole, alors que le litige sur l’exploitation des hydrocarbures au Kurdistan ne cesse de s’envenimer. Non moins vive est l’opposition de la Turquie qui craint qu’en récupérant Kirkouk, le Gouvernement régional du Kurdistan fasse un pas de plus vers l’indépendance, en assurant son autonomie énergétique. Si bien que, se posant en «protecteur» de ses compatriotes turkmènes, Ankara a toujours laissé entendre qu’il avait son mot à dire dans ce qui relève pourtant des affaires purement intérieures de l’Irak.

La visite du ministre turc a été facilitée et organisée par le Gouvernement régional du Kurdistan comme un geste d’ouverture vers Ankara et cette visite a déclenché l’ire de Bagdad. Le gouvernement central s’est, en effet, fortement offusqué de n’avoir pas été averti de ce déplacement. « Il n’est pas dans l’intérêt de la Turquie ni de quelque autre partie de sous-estimer la souveraineté nationale, de violer les règles des relations internationales et de ne pas se conformer aux normes les plus fondamentales dans les relations des États et de leurs représentants » pouvait-on lire sur le site Internet du ministère des Affaires étrangères irakiennes. Tout ceci a été fait sans être porté à la connaissance du ministre des Affaires étrangères, sans son approbation et sans passer par les voies officielles et diplomatiques pour organiser cette visite. » Parlant « d’ingérence flagrante dans les affaires intérieures de l’Irak », le ministère a ajouté que la Turquie devait se préparer aux « conséquences de ses actes » et aux « effets négatifs sur les relations entre les deux pays. » Le ministre irakien a envoyé également une lettre de protestation au gouvernement turc.

Répondant aux accusations « d’ingérence », le Premier Ministre turc, Recep Tayyip Erdogan a trouvé sur le plateau d’ATV « normal qu’un ministre portant un passeport rouge (diplomatique) visite cette administration régionale (le GRK) et ensuite fasse un trajet de 40 km pour rencontrer des compatriotes. » Mais cela n’a pas apaisé le gouvernement irakien et le 7 août, son porte-parole Ali Dabbagh annonçait une «révision» de ses relations avec la Turquie : « Le cabinet a étudié les développements récents des relations turco-irakiennes et a décidé de revoir ces relations à la lumière de ces récents développements, dans une nouvelle réunion de cabinet qui aura lieu dès que possible. » Première étape : la formation d’une commission chargée d’enquêter sur les circonstances de cette visite controversée, commission présidée par le Vice-Premier ministre Hussein Sharistani qui, ancien ministre du Pétrole et des hydrocarbures et toujours en charge des questions portant sur l’énergie, est un vieil adversaire des Kurdes, acharné à combattre leur volonté d’auto-gestion de leurs ressources naturelles. Ce choix donne déjà le ton de cette commission, Sharistani ayant été le premier à dénoncer comme illégal le récent accord kurdo-turc sur la construction d’un gazoduc.

Lors de sa visite à Kirkouk, Ahmet Davutoglu a rencontré des membres de la communauté turkmène et des représentants du Front turkmène soutenu depuis des années par la Turquie, jusqu'ici farouchement opposé au rattachement de Kirkouk à la Région kurde. Le ministre leur a tenu un discours aux accents aussi lyriques que vagues concernant l’identité multi-ethnique et religieuse de la ville, sans aborder les points litigieux, comme le référendum ou le recensement de la population, parlant seulement « d’aide de la Turquie » pour rebâtir Kirkouk et assurer la paix, sans plus de détails concrets.   

« Après 75 ans je viens à Kirkouk comme le premier ministre des Affaires étrangères (à se rendre sur place). Vous nous avez attendu longtemps, mais je vous promets que vous n’attendrez plus aussi longtemps à l’avenir. Avant de venir ici, j’écoutais le grand maître Abdulwahid Guzelioglu (poète et chanteur turkmène de Kirkouk) : « Les montagnes m’ont appris la persévérance. Les chaînes de fer ne peuvent me lier mais Kirkouk, si. » Kirkouk est aussi important pour nous qu’il l’est pour ce chanteur kirkouki.  « L’Irak est un ami proche de la Turquie. Les Irakiens sont nos frères : les Turkmènes, les Assyriens, les Kurdes et les Arabes. Tous les Irakiens nous sont plus chers que la vie. Quand une tragédie ou une mauvaise nouvelle nous parvient de l’Irak, nos cœurs se brisent. Quand une attaque terroriste survient à Kirkouk et que nos frères kirkouki en sont victimes, croyez-moi, nos cœurs brûlent d’un feu que rien ne peut éteindre. Si vous vivez heureux et en paix, nous aussi, en Turquie, serons heureux. Si une épine vous pique le doigts, nous, en Turquie, ressentirons votre douleur. « J’ai toujours voulu venir à Kirkouk mais ne pouvais le faire en raison des circonstances. Je me suis entretenu avec le Premier Ministre turc et j’ai décidé de venir à Kirkouk sans l’annoncer auparavant. Si Dieu veut, je reviendrai et nous nous rencontrerons à nouveau. Je vous apporte les salutations du président, du Premier Ministre, du gouvernement et du peuple de Turquie. Kirkouk a une place spéciale dans nos cœurs. J’ai rencontré des membres du Conseil provinciale de Kirkouk et leur ai dit que Kirkouk est l’une de nos plus anciennes cités. Kirkouk est une ville où Turkmènes, Kurdes et Assyriens vivent ensemble pacifiquement. Il se peut que des gens veulent répandre la sédition et rompre cette fraternité mais vous vous dressez contre contre ces gens et préservez Kirkouk comme une ville de coexistence et de paix. Les Turkmènes sont natifs de Kirkouk et rien ne pourra les en déloger. Kirkouk est Kirkouk avec toutes ses communautés. Personne ne peut leur faire injustice. L’authentique culture turkmène de Kirkouk ne profite pas seulement à Kirkouk elle-même et à l’Irak, mais aussi à la Turquie. Kirkouk est toujours dans nos pensées et nous avons grandi, enfant, en entendant les histoires de Kirkouk. Venir à Kirkouk a toujours été dans nos cœurs.  « Avec le Conseil provincial nous avons pu, aujourd’hui, prendre certaines décisions. Avec l’aide de Dieu, la Turquie fera de son mieux pour aider à la reconstruction et à la sécurité de Kirkouk. Kirkouk est le symbole de l’unité et de l’intégrité de l’Irak. Si la paix prévaut à Kirkouk, la paix et la stabilité prévaudront en Irak. Et l’Irak est stable et en paix, le Moyen Orient le sera aussi. Dieu a gratifié Kirkouk de nombreux trésors et ressources naturelles. Cette ville doit être reconstruite avec ces ressources. Pas seulement en Irak, mais dans le monde entier, Kirkouk doit devenir un exemple de richesse et de prospérité. Pour y arriver, la Turquie aidera toujours Kirkouk. Nous serons au service de Kirkouk. »

Interrompu par un Turkmène lui demandant de leur venir en aide pour empêcher « l’annihilation des Turkmènes de Kirkouk », le ministre a simplement répondu que cela ne se produira jamais, « il n’y aura pas de Kirkouk sans les Turkmène s», avant de poursuivre en affirmant que Nadjmeddin Karim, le gouverneur de Kirkouk lui avait donné « carte blanche », ainsi que «d’autres amis » pour qu’il fasse « tout ce qui était nécessaire pour assurer la paix ».

La seule annonce concrète, finalement, a été de jumeler Kirkouk à Konya, la ville natale de Davatoglu.  Bagdad a également exprimé sa « surprise » envers l’attitude du GRK  : «Nous sommes surpris de la position du gouvernement de la région qui a facilité cette visite sans en avertir le gouvernement fédéral et a ainsi enfreint ses responsabilités constitutionnelles.»  Conséquence ou coïncidence ? Le Front turkmène, dont les relations avec les partis kurdes s’étaient améliorées depuis le printemps dernier, a annoncé la possible formation d’une liste commune avec «les Kurdes et les Arabes réellement «natifs» de Kirkouk» en vue des prochaines élections des Conseils provinciaux, soit, dans les faits, une liste d’opposition à celle du principal rival de l’Alliance kurde, le Mouvement national irakien d’Iyad Allawi. 

CULTURE : DU KHORASSAN À JÉRUSALEM, VITALITÉ DE LA CHANSON KURDE

Tout le long du XXe siècle chanter en kurde signifiait souvent chanter en exil ou au prix de maints tracas judiciaires ce qui n'a jamais empêché la chanson kurde de garder toute sa vitalité et d'épouser, au travers des thèmes politiques, patriotiques, révolutionnaires, tous les aléas de la vie au Kurdistan en plus des traditionnelles chansons d'amour. Depuis le début des années 2000, tant en raison de l'essor d'Internet, des TV satellites qui favorisent les contacts et les échanges entre les Kurdes de toutes parts, et aussi en raison des possibilités nouvelles de spectacles et de prestations diverses dans la Région du Kurdistan, on assiste à, non pas une résurrection de la chanson kurde, car depuis les grandes voix de Radio Erevan ou Radio Bagdad, elle n'a jamais cessé d'être entendue, mais à un regain de prestige et même d'attraction.

Les trois chanteurs qui vont suivre présentent tous trois une originalité, une origine "transversale" ou décalée par apport aux "Kurdes du Kurdistan" : Yalda Abbasi est une Kurde du Khorassan ; Ilana Eliya fait partie de ces juifs dont les racines sont au Kurdistan d'Irak et dont le répertoire, la musique et la langue kurdes sont des points essentiels de leur identité en Israël ; Ilham Al-Madfei a des origines kurdes mais se considère plutôt comme irakien et a fait une carrière de chanteur arabe ; il voit cependant la Région du Kurdistan d'Irak comme un lieu de retour à ses racines en même temps qu'un havre où pourrait être préserver la chanson irakienne.

Yalda Abbasi est née en 1987, à Machhad, dans cette communauté kurde installée depuis le 17e ou le 18e siècle au Khorassan (Iran oriental), qui compte aujourd'hui près de 2 millions de kurdophones. Si le Khorassan connaît un répertoire de chants kurdes traditionnels très riche, Yalda Abbasi, tente de renouveler les épopées anciennes en adaptant le style des bardes kurdes (baxsi) à un genre plus contemporain qui se rapproche des autres groupes kurdes, afin de perpétuer cet héritage auprès des nouvelles générations, malgré les obstacles rencontrés par les Kurdes du Khorassan pour pratiquer leur langue et leur culture (et aussi l'interdiction pour les femmes, en Iran, de se produire sur scène. Yalda Abbasi joue et chante depuis l'âge de 12 ans et a sorti son premier album en kurde, fortement encouragé par sa mère. Elle espère en sortir deux autres et se montre optimiste sur l'avenir de la chanson kurde au Khorassan qui connait un succès notable ces dernières années : "Le style de la musique kurde nous a été transmis de nos ancêtres et nous le transmettrons aux générations futures." (Rudaw).

Signe important, le répertoire des chants kurdes dépendait de la poésie classique et ancienne mais de nouveaux poètes kurdes tels Hassan Rushen, Ismaîl Hassanpour et Ali Reza insufflent une sève nouvelle et contemporaine aux interprètes.

Ilana Eliya est appelée, par ses fans, la "reine de la musique kurde juive". Née à Jérusalem, d'une famille de Kurdes d'Irak arrivée en 1952, elle a d'abord été attirée par la musique occidentale, avant d'opter finalement pour le répertoire kurde, d'autant que son père, chantre de synagogue profondément attaché au chant liturgique judéo-kurde, n'a cessé de collecter et collectionner ce patrimoine sonore et, via la radio, a toujours continué d'écouter de la musique kurde sur Radio Kurdistan, captée en ondes courtes. Elle dut aussi à sa mère d'apprendre la musique classique, la guitare, et de prendre des cours de chants. Malgré cela, en raison des interdits sociaux encore vivaces qui dissuadaient les femmes de monter sur scène, surtout dans un milieu religieux, elle ne se lança pas tout de suite dans la carrière, pas avant la mort de son père. Mais le succès fut finalement au rendez-vous comme on dit, et Ilana Eliya, si elle ne s'est pas encore produite au Kurdistan, donne des concerts à l'étranger, ainsi en juin dernier au Bernie Grant Cultural Center, à Tottenham, où elle a chanté en hébreux, en kurde et an araméen, invité par l’association Gulan qui promeut la culture kurde.

Enfin, celui que l'on surnomme le «Beatles de Bagdad», Ilham Al-Madfei, qui vivait depuis 33 ans en Jordanie, a décidé de quitter son pays d'exil pour revenir à celui de ses origines, le Kurdistan d'Irak. Né en 1942 à Bagdad, Ilham Al-Madfei est guitariste, chanteur et compositeur, et sa musique est une synthèse de styles occidentaux et irakien classique. Ayant appris la guitare à 12 ans, il a d'abord formé un groupe de rock, les Twisters, en 1961. Parti étudier à Londres, il se produit au Bagdad Café, y rencontre quelques collègues nommés Paul McCartney, Donovan, Georgie Fame. De retour en Irak, il développe un style intermédiaire entre l'Occident et l'Orient mais la venue au pouvoir de Saddam l'amène finalement à quitter l'Irak, d'où il est s'exile définitivement pour la Jordanie en 1994. Interviewé au Caire par AkNews en août dernier, il y annonçait son intention de s'établir au Kurdistan d'Irak. Il explique son choix de par la fierté de ses origines kurdes et le fait que le Kurdistan est, pour lui, un "pays de rêve", que sa famille visitait chaque année, quand il était enfant, et dont il garde un souvenir ébloui, notamment de Salaheddin, Shaqlawa, Sersing et d'autres encore. Il aspire maintenant à retourner au contact des poètes irakiens contemporains dont il peut commander les textes et a l'intention de former un groupe de musique au Kurdistan.