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Bulletin N° 323 | Février 2012

 

KURDISTAN D’IRAK : AFFLUX DES DÉSERTEURS KURDES SYRIENS

Depuis 2003, le Kurdistan d'Irak sert de terre d'accueil à beaucoup de réfugiés d'Irak, principalement chrétiens, Mandéens, ainsi que les Kurdes, musulmans et yézidis, ayant fui Mossoul. À présent, le Kurdistan d'Irak s'attend à des vagues de réfugiés affluant de Syrie. De plus en plus de soldats kurdes syriens désertent et fuient en effet au Kurdistan d'Irak, « pour ne pas avoir à tuer ni à être tués ».

 

L'un d'eux, qui a déserté les forces spéciales, est interviewé cette semaine dans le Kurdish Globe, sous le pseudonyme de Berxwedan Selîm. Le jeune homme vit à présent à Erbil, avec son frère et trois autres Syriens, dont l'un d'eux a aussi déserté. Incorporé dans la 15ème Brigade, qui stationne dans le sud syrien, dans la province de Deraa (qui fut la première ville à manifester et qui a connu aussi les premiers bains de sang) il raconte ses conditions de vie sous le drapeau syrien : « Nous avions beaucoup de pressions de la part des officiers qui nous commandaient, pour tuer les manifestants. Mon officier nous disait toujours qu'il fallait tuer les manifestants. Il disait que c'était des terroristes armés. »

Les ordres étaient d'arrêter et de disperser les manifestants en leur tirant dessus, mais Berxwedan donne des indications sur les scissions au sein de l'armée, qui sont un concentré de ce qui divise la Syrie : Les soldats originaires de Homs et de Daraa refusaient de tuer les manifestants, comme les Kurdes et les Arabes sunnites, mais les alaouites et les fidèles du régime le faisaient. Berxwedan Selîm dit aussi que tout soldat qui refuse de tuer est soit arrêté, soit exécuté par l'armée. « Dans mon unité, deux soldats ont été tués par les fidèles de Bashar. Ces soldats étaient mes amis, Hozan de Qamişlo (une des principales villes kurdes de syrie) et Saleh de Hama. Ils ont été tués parce qu'ils refusaient d'obéir à l'ordre de notre commandant de tuer les manifestants." Leur exécution s'est faite de nuit, et en cachette.

Selon Berxwedan, les loyalistes du Baath leur ont tiré à chacun une balle dans la nuque et ont ensuite accusé les « terroristes ». « Le matin, les officiers nous ont dit : "Regardez, deux d'entre vous ont refusé de tuer les terroristes et maintenant les terroristes les ont tués. Mais nous savions qu'ils avaient été tués par les officiers. »

Après 6 mois de service, Berxwedan Selîm a obtenu une permission de 72 heures. Il est retourné alors chez lui, à Amude et de là, a décidé de fuir, recevant de l'aide à la fois en Syrie et de l'autre côté, au Kurdistan d'Irak, pour passer clandestinement la frontière et atteindre Erbil. Selon lui, l'armée d'Assad est encore forte, mais il croit qu'elle va s'effondrer dans 6 mois, en raison du grand nombre de déserteurs et du fait que les soldats en ont assez. « Nous n'avions pas assez de nourriture ni de tentes pour dormir, mais beaucoup d'armes nouvelles et de marque russe. Les soldats ont compris que la situation échappait au contrôle d'al-Assad. » Il précise aussi que sa brigade était encadrée par des mercenaires, alaouites ou Iraniens.

Une centaine de déserteurs syriens vivent à Duhok. Interrogés par le journal Rudaw, ils témoignent des mêmes expériences. Jihad Hassan, âgé de 19 ans, qui était depuis 9 mois dans l’armée syrienne a fini par déserter et passer la frontière. Un de ses frères a été tué par les services syriens et un autre gravement blessé : « Je ne voulais pas connaître le sort de mes frères. Je ne voulais pas être renvoyé dans un cercueil à ma famille, et c’est pourquoi je me suis enfui. » Jihad Hassan a assisté à de nombreux affrontements entre les forces syriennes et la foule. Il pense que le régime d’Al-Assad s’affaiblit de jour en jour. « Il est si facile de mourir en Syrie. La Syrie empire de jour en jour. Le régime est en train de perdre le contrôle du pays. Le peuple syrien est à la croisée des chemins. Ils doivent choisir entre soutenir le régime d’Al-Assad ou de s’y opposer. Vous devez tuer ou être tué. »

Hussein Mahmoud, lui aussi âgé de 19 ans et originaire de Dêrik servait depuis 6 mois dans la ville de Deraa, une des premières à se révolter en mars de l’année dernière. De là, il a fini par fuir le pays et a atterri au camp de Dumiz à Duhok. C’est seulement les scènes de meurtre et de torture quotidiennes, auxquelles les soldats assistaient dans le camp, qui lui ont fait prendre conscience de l’ampleur des événements. « À Deraa, j’était complètement isolé et je ne pouvais contacter ma famille. Nous n’avions pas le droit de téléphoner, de lire les journaux, d’écouter la radio et de regarder la télévision. Mais tous les jours, les forces de sécurité amenaient des personnes innocentes, les torturaient, les tuaient et faisaient disparaître leurs corps. » Posté à un check-point, il essuyait fréquemment les attaques de l’armée syrienne libre (les rebelles). « On nous disait que c’était des terroristes et que nous ne devions pas hésiter à les tuer. »

Hussein Mahmoud explique aussi que les manifestations de soutien à Assad qui sont filmées par les media officiels sont des mises en scène organisées par le pouvoir et que lui-même et les autres soldats avait reçu l’ordre d’y figurer : « Nous avons été emmenés quatre fois dans des manifestations pro-Assad. Ils nous habillaient en civil, nous donnaient des portraits de Bashar Al-Assad et des slogans à brandir. » Selon lui, beaucoup de soldats syriens se sentent pris au piège dans l’armée : « Tous les soldats cherchent une occasion de déserter. »

L’ampleur des désertions est confirmée par Ahmad Sulaiman, 20 ans, qui a servi un an à Damas : « Les forces du régime perdent le contrôle autour de Damas. La plupart des places sont libérées par l’armée syrienne de la Liberté. Les désertions des soldats augmentent chaque jour. » Ahmad Sulaiman explique aussi que les soldats kurdes sont systématiquement envoyés en première ligne des combats : « Ils ne peuvent faire retraite s’ils rencontrent une forte résistance parce qu’il y a une force spéciale dans l’armée qui est chargée de tuer ceux qui reculent. » 

«Nous les accueillons pour des raisons humanitaires, ils sont sous notre protection et nous leur avons donné le statut de réfugiés" a déclaré Anwar Haji Othman, adjoint du ministre des Peshmergas. « Nous ne les remettrons pas au gouvernement syrien parce qu'ils sont Kurdes et c'est notre droit de les protéger. » 

Selon Anwar Hajo Othman les premiers chiffres officiels parlent de 15 familles et 130 civils hommes, répartis entre deux camps à Duhok, où vivent déjà 1800 Kurdes de Syrie ayant fui les violences de 2004. Mais d'autres réfugiés vont suivre, selon les estimations du gouvernement kurde. Shaker Yassin, qui dirige le bureau de l'immigration du ministère de l'Intérieur, a ainsi déclaré à l'AFP qu'ils avaient installé un nouveau camp à Duhok, pour accueillir environ 1000 familles.

TURQUIE : LES SERVICES SECRETS AU CŒUR D’UN AFFRONTEMENT ENTRE LA JUSTICE ET LE GOUVERNEMENT

L’enquête qui vise l’Union des communautés kurdes (KCK) en Turquie, accusée d’être une vitrine politique du PKK, a connu un développement inattendu le 8 février, quand le procureur chargé de cette enquête, Sadettin Sarıkaya a voulu interroger quatre anciens agents du MIT, les services de renseignement turcs et son actuel directeur, Hakan Fidan, au sujet de contacts avec le PKK qui avaient eu lieu à Oslo en 2010, comme l’avait reconnu, en octobre dernier, le Premier Ministre Recep Tayyip Erdogan. Hakan Fidan, le chef du MIT, et deux autres anciens dirigeants du MIT ont refusé de se rendre à la convocation et dans un communiqué, le service de renseignement a informé le procureur « qu'il doit demander l'autorisation du Premier ministre, lorsqu'il s'agit de répondre à une enquête le concernant ».

Mais dès le 10 février Sadettin Sarıkaya n’a pas hésité à délivrer un mandat d’arrêt, contre l’ancien chef du MIT, Emre Taner, un ancien responsable, Afet Güneş et deux autres agents encore en activité. Enfin, ce procureur d’Istanbul a demandé à l’un de ses collègues d’Ankara d’interroger l’actuel chef du MIT. Le gouvernement turc s’est rapidement porté au secours de ses agents, en affirmant que ces hommes « n’avaient fait que leur devoir », et le ministre de la Justice a déposé un projet de loi qui protégerait les agents de toutes poursuites ultérieures. Le président Abdullah Gül a qualifié ce bras de fer de « développements malheureux et perturbants » et le ministre de la Défense Ismet Yilmaz a défendu les agents sur la chaîne NTV : « Le MIT a assumé ses responsabilités dans le cadre de la loi. »

L’entêtement du procureur à vouloir mener ces interrogatoires à tout prix lui a valu d’être désaisi de toute l’enquête sur le KCK dès le lendemain, le 11 février, « pour avoir outrepassé ses fonctions », comme l’a annoncé le vice-procureur de la république à Istanbul, Fikret Seçen. Il est remplacé par deux autres magistrats.

Cela n’a pas empêché la police, le 13 février, d’opérer une nouvelle vague d’arrestations dans toute la Turquie, dans les milieux syndicalistes, notamment dans les villes d’Istanbul, d’Ankara et de Diyarbakir, pour soupçons de collusion avec le KCK. Une centaine de personnes auraient été ainsi interpellées. Les locaux de syndicats et les domiciles de leurs dirigeants ont été fouillés.

L’opposition a bien sûr sauté sur l’occasion de mettre en difficulté le gouvernement AKP et a exigé que le Premier Ministre lui-même soit convoqué pour ces négociations, ou tentatives de négociations, avec le PKK, et de vifs débats au Parlement ont accueilli la proposition de loi, qui est finalement passée le 17 février. Dans un discours aux jeunesses de l’AKP, le Premier Ministre avait auparavant justifié le vote de cette loi par le fait que les élus ne devaient pas devenir « les vassaux de la bureaucratie ». Compte tenu de la composition du Parlement, largement majoritaire en faveur de l’AKP, le texte a été voté sans difficulté mais après des débats animés. Kemal Kılıçdaroğlu, le dirigeant du CHP, le principal parti d’opposition, a d’ailleurs déposé au nom de son parti un recours devant la Cour constitutionnelle, pour le faire annuler. Les agents du MİT seront donc à l’abri de toute poursuite judiciaire, pour des activités relevant de leurs fonctions et un procureur ne pourra plus les poursuivre sans autorisation du Premier Ministre.

L’affaire a été abondamment commentée et jugée tant par la presse que par les analystes politiques. Certains y ont vu le signe d’un conflit plus ou moins latent entre les corps judiciaires et policiers, vus comme hostiles à l’AKP et attachés au nationalisme d’opposition, et les services secrets qui seraient contrôlés par Recep Tayyip Erdogan. Mais d’autres faisaient remarquer que la confrérie religieuse Fethullah Gülen est très influente parmi les milieux policiers et qu’il pouvait s’agir aussi de dissensions internes à l’AKP.

Enfin, le fait que des agents secrets prennent contact avec une partie ennemie pour d’éventuelles négociations, sur ordre du gouvernement, n’a rien d’exceptionnel dans l’histoire de la diplomatie et ne fait scandale que dans l’espace politique turc, fermé à tout compromis et toute reconnaissance des mouvements kurdes. Mais l’impunité judiciaire des services secrets ranime le spectre du JITEM (sans existence officielle légale) et autres commandos spéciaux dont les assassinats et enlèvements ont ensanglanté les régions kurdes dans les années 1990 et qui ont très rarement fait l’objet d’une enquête.

IRAN : UNE CAMPAGNE ÉLECTORALE DÉSASTREUSE POUR LES LIBERTÉS

À l’approche des élections parlementaires, qui doivent avoir lieu le 2 mars, Amnesty International s’inquiète des nombreuses arrestations dans le milieu des media et des blogueurs, qui visent à verrouiller la campagne électorale et la liberté d’expression. Ainsi, Ehsan Houshmand, un sociologue kurde, qui a écrit sur les minorités en Iran, a été arrêté au début de l’année, dans une série d’arrestations qui a touché, séparément, plusieurs sociologues ou écrivains traitant de questions sociales ou de minorités et dont beaucoup d’entre eux s’exprimaient sur des blogs, support plus susceptible de contourner la censure.

Amnesty s’inquiète aussi de la « procédure discriminatoire » mise en place pour sélectionner les candidats aux législatives. Beaucoup sont écartés d’emblée pour des raisons diverses, allant de l’origine ethnique aux croyances religieuses et aux opinions politiques. Selon un rapport d’Abbas Ali Kadkhodaei, porte-parole du Conseil des Gardiens de la Révolution qui supervisent la préparation des élections, sur 4877 postulants pour être candidats, 2700 ont été agréés par le Conseil, les autres pouvant encore faire appel.

On observe d’ailleurs une baisse d’intérêt pour ces élections après la déception des présidentielles de 2009 et la Révolution verte qui s’ensuivit. En 2008, 7200 personnes avaient demandé à être candidats (et 1700 avaient été disqualifiées). Le Pacte international relatif aux droits civiques et politiques (PIDCP) dont l’Iran est signataire, affirme pourtant les droits de chacun, sans distinction de « race, couleur, sexe, langue, religion, opinion politique, origine nationale ou sociale, naissance ou autre statut.

L’article 25 énonce en effet que « Tout citoyen a le droit et la possibilité, sans aucune des discriminations visées à l'article 2 et sans restrictions déraisonnables: a) De prendre part à la direction des affaires publiques, soit directement, soit par l'intermédiaire de représentants librement choisis; b) De voter et d'être élu, au cours d'élections périodiques, honnêtes, au suffrage universel et égal et au scrutin secret, assurant l'expression libre de la volonté des électeurs; c) D'accéder, dans des conditions générales d'égalité, aux fonctions publiques de son pays. »

Déjà en novembre 2011, le Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations Unies, qui supervise l’application du Pacte, avait exprimé son inquiétude sur les restrictions apportées en Iran au droit d’expression, d’association et de réunion, tout comme au droit à participer aux affaires publiques. Le Haut-Commissariat avait, dans la conclusion d’un rapport, mentionné la fermeture de journaux et d’associations de journalistes iraniens, d’arrestation de journalistes, de rédacteurs de presse, de réalisateurs et de personnes travaillant dans les media en général. Il dénonçait aussi la surveillance d’Internet, de son usage et de ses contenus, le blocage de nombreux sites Web publiant des actualités et des analyses politiques, ainsi que les ralentissements délibérés de la vitesse de connexion, et le brouillage des émissions étrangères par satellite que l’on avait pu observer lors des présidentielles de 2009. L’ONG appelle donc, une fois de plus, l’Iran à assurer la sécurité des journalistes dans l’exercice de leur profession, sans qu’ils soient menacés de représailles judiciaires, et de « relâcher, réhabiliter et dédommager » les journalistes arbitrairement détenus. Elle demande aussi à ce que la surveillance d’Internet ne contrevienne pas à la liberté d’expression et au respect de la vie privée.

Le Haut-Commissariat a aussi fait part de ses préoccupations concernant les conditions requises pour être candidat aux élections législatives, et du droit donné au Conseil des Gardiens de la Révolution de rejeter les candidatures. Les infractions rencontrées au cours de la campagne de 2009 ont été rappelées et énumérées : le refus des observateurs internationaux au moment des élections ; le blocage des téléphones portables et de l’accès aux réseaux sociaux sur Internet et aux sites de l’opposition ; les arrestations arbitraires de militants politiques, de ressortissants de minorités ethniques ou de membres de certaines communautés religieuses, d’étudiants, de syndicalistes et de féministes ; l’arrestation de figures de l’opposition en février 2011 ; l’interdiction et la dissolution de deux partis politiques qui réclamaient des réformes. Enfin, il est demandé à l’Iran de réformer sa loi électorale et de « prendre les mesures adéquates pour garantir des élections libres et transparentes, en pleine conformité avec le Pacte, en y incluant la formation d’une commission électorale indépendante. »

LIBAN : LES KURDES SE SENTENT TOUJOURS DES « CITOYENS DE SECONDE ZONE »

Un reportage du Daily Star se penche sur la situation des Kurdes du Liban, installés de longue date dans ce pays, mais qui sont une des populations les moins favorisées et les moins bien représentés dans ce pays. Si la première immigration kurde au Liban date de la fin de l’Empire ottoman, d’autres vagues de migrants ont continué d’affluer tout au long du 20ème siècle, tant pour des raisons économiques que politiques.

Ainsi, Bahaeddin Hassan, originaire du Kurdistan de Turquie est venu dans les années 70, alors qu’il était encore un adolescent de 15 ans, attiré par la réputation de prospérité pacifique du Liban. Mais il ne trouva pour subsister tout d’abord que de petits métiers, parmi les plus durs. Aujourd’hui âgé de 57 ans, ayant obtenu la citoyenneté libanaise, il a pu fonder une famille et est à la tête d’une entreprise d’exportation de vêtements. Il est aussi le président de l’Association philanthropique des Kurdes du Liban. Il explique que la situation des Kurdes au Liban est une des plus difficiles : « Nous avons obtenu la nationalité, mais c’est tout. Personne ne nous protège, ne nous défend. Personne n’entend notre voix. »

Les Kurdes ont mis longtemps à pouvoir obtenir la nationalité libanaise, car les chrétiens, craignant toujours un déséquilibre démographique en leur défaveur ont longtemps bloqué leur naturalisation, qu’ils accordaient volontiers aux Arméniens, Assyriens et autres chrétiens migrants. Finalement, en 1994, sous le gouvernement de Rafic Hariri, quelque 10 000 Kurdes, dont certains installés depuis trois générations, ont pu obtenir la citoyenneté libanaise, ce qui ne s’était plus produit depuis les années 1960, quand une poignée de Kurdes avaient été naturalisés, avec l’appui du leader druze Kamal Joumblatt dont la famille a des origines kurdes remontant au 19ème siècle. Quant aux musulmans, majoritairement arabes, ils s’intéressaient peu aux Kurdes. Dans ce pays essentiellement constitué de clans et qui ne fonctionnent que par le clientélisme, la situation singulière des Kurdes, musulmans mais non arabes, les a maintenus en marge de la vie sociale et politique du pays. Encore maintenant, c’est une des composantes ethniques de ce pays la moins bien éduquée, la plus touchée par le chômage et la moins bien représentée politiquement.

La plupart de ces Kurdes, peut-être en raison de ce manque d’accès à l’éducation, se sont peu assimilés dans ce monde arabe et se sentent encore kurdes avant tout. Ainsi, Fadia Mahmoud Ismaïl, 41 ans, amenée au Liban à l’âge de 13 ans pour y être mariée, se dit fière de son héritage kurde, même si elle n’envisage pas de quitter le Liban : « Je ne me sens pas libanaise. Ma culture et ma langue sont kurdes. Je sais que je suis kurde, et que cela ne changera jamais. » Mais comme beaucoup de Kurdes au Liban, elle souffre d’un manque de reconnaissance dans le pays où elle vit et regrette, notamment, qu’il n’y ait aucun Kurde pour les représenter au Parlement ou dans la vie publique.

En novembre dernier, un rapport écrit par Guita Hourani, chercheuse à l’université Notre-Dame du Liban, démontre que les naturalisations ont eu leur revers, les inféodant à une faction politique, puisque beaucoup de Kurdes pensent devoir être reconnaissants à un « patron » politique ou un autre, de leur nouvelle citoyenneté, ce qui les empêche de se regrouper en groupe d’influence autonome qui serait voué à défendre les intérêts spécifiques des Kurdes. Mais selon Lokman Meho, qui dirige la bibliothèque de l’université américaine de Beyrouth, lui-même kurde et qui travaille depuis des années sur sa communauté, la société libanaise n’est pas entièrement à blâmer quand il s’agit d’analyser le retard social des Kurdes : « Beaucoup d’entre eux sont illettrés, beaucoup de familles empêchent leurs filles d’aller à l’école, et les emplois subalternes se transmettent de génération en génération. »

Lokman Meho est donc un des rares Kurdes à s’être élevé dans la société jusqu’à atteindre un haut grade universitaire. Il a pour cela eu la chance de grandir au sein dune famille pour qui l’éducation était primordiale. Et parce qu’il avait la chance d’être né citoyen libanais, il a pu bénéficier d’une bourse pour ses études, venant de la Fondation Hariri. Ayant passé son master et son doctorat en sciences sociales et en technologie informatique aux Etats-Unis, il est revenu dans son pays d’origine il y a 3 ans pour diriger la bibliothèque de l’université américaine. Mais en dépit de cette réussite sociale et professionnelle, Lokman s’est toujours senti comme un citoyen de seconde zone au sein d’une société très sectaire où les Kurdes souffrent de préjugés et sont stigmatisés comme « étrangers ». « Tous les Kurdes sont fiers d’être Kurdes et Libanais. Ils ont en eux les deux identités à part égale. Cependant, s’ils n’avaient pas autant souffert (en tant que Kurdes) peut-être se seraient-ils davantage Libanais. »

PARIS : CONFÉRENCE INTERNATIONALE SUR LA SYRIE ORGANISÉE PAR L’INSTITUT KURDE

Le 3 février a eu lieu à l’Assemblée nationale une conférence internationale, organisée par l’Institut kurde de Paris et intitulée : « Crise syrienne. Enjeux et perspectives ». Les buts de cette rencontre et les questions soulevés par les chercheurs, les représentants politiques et les analystes étaient ainsi présentés:

« La répression sanglante qui sévit en Syrie depuis de longs mois révèle la nature milicienne du clan Assad au pouvoir depuis 1970. Trente ans après les massacres de Hama, le pouvoir syrien se particularise de nouveau par sa guerre contre sa société, comme l’avait analysé Michel Seurat (1947-1986), autre victime du régime Assad. La destruction de l’espace urbain, de Deraa à Homs, en passant par les zones désertiques ou les côtes, va de pair par la volonté affichée de Damas de déstabiliser deux pays fragiles de la région, l’Irak et le Liban.

Le colloque organisé par l’Institut kurde sur la Syrie part de l’urgence de s’interroger autant sur les ressorts de survie d’un régime aux abois que sur les dynamiques de résistance d’une société menacée dans son existence même. Quels sont les acteurs d’une contestation surtout provinciale qui change pourtant la « carte politique » du pays dans son ensemble ? Quelles sont les chances des instances politiques de l’opposition syrienne qui se structure depuis l’exil ? Quel rôle les courants politiques, islamiste, libéral ou de gauche, jouent-ils dans l’espace politique dissidente ? Dans quelle mesure la donne confessionnelle participe-t-elle de la répression ou de la contestation ? Quelles marges de manœuvre disposent les minorités chrétiennes du pays ? Quelle place les acteurs kurdes occupent-ils dans la résistance ? Comment analyser le poids des « grands Etats » de la région (l’Arabie saoudite, l’Iran et la Turquie) dans l’évolution de la crise syrienne ? »

La première table ronde, dirigée par Mme Joyce Blau professeur émérite des universités, spécialiste de la langue et du monde kurdes, avait pour thème les « dynamiques de la contestations ». Elle était animée par Jordi Tejel Gorgas, chercheur à l’Institut des hautes études stratégiques de Genève et spécialiste du Kurdistan de Syrie, 2 membres du Conseil national syrien, Kamiran Haj Ebdo et Munzer Makhous, et Cale Saleh, de l’International Group Crisis, venue du Caire.

Pour Jordi Tejel, le pouvoir syrien n’est pas encore sous le point de tomber et est en cela à différencier des autres pays qui ont connu le « printemps arabe » même si deux points rapprochent la révolte syrienne des autres rébellions,« l'importance des jeunes, et du réseau Internet dans la mobilisation. » « Après 10 mois de révolte, le régime se maintient toujours, même s'il est de plus en plus isolé. Mais Bachar a su fragmenter l'espace de la contestation : jusqu'à présent Damas et Alep lui sont demeurés très largement loyales. Par contre, les villes appartenant aux régions périphériques du pays sont entrées en dissidence : Hama, Homs. La question se pose des conséquences à long terme de cette situation. Le territoire syrien est de plus en plus fragmenté. La situation en Syrie, apparaît donc très différente de celle de l'Égypte, de la Tunisie, et même de la Libye. »

Sur la « prudence » des partis kurdes de Syrie à s’engager ouvertement dans la lutte, civile ou armée, Jordi Tejel Gorgas y voit « sans doute une méfiance envers l'opposition, et notamment le parti islamiste qui sont présents, car tous les partis kurdes sont laïcs. Rappelons que les Frères musulmans sont soutenus par la Turquie et que d'autre part la Turquie est opposée à l'installation d'une autonomie kurde en Syrie. Ceci peut expliquer l'attitude attentiste des partis kurdes. Il existe un vrai danger de confiscation de la révolution syrienne au détriment de la jeunesse révolutionnaire. »

Kamiran Haj Ebdo rappelle qu’en Syrie « les Kurdes ne bénéficient d'aucun droit et surtout pas de la reconnaissance de leur existence ; ils ne sont pas mentionnés dans les livres d'histoire et de géographie. Il y a eu des révoltes, mais elles ne sont pas arrivées au niveau des années 70 et 80. Après le printemps arabe, nous sommes convaincus que le concept même de révolution va être modifié. Nous avons appelé à un dialogue national entre gouvernement et opposition. Mais il n'y a eu aucune écoute de la part du gouvernement, il n'est donc resté d'autre choix que la révolution. » Sur la nature de la révolution, son analyse est que fondamentalement, « la force de cette révolution, c’est qu'elle est globale. Il n'existe pas de distinction ethnique ou religieuse, chrétiens, musulmans, hommes, femmes, croyant, athées. Autre caractéristique de cette révolution, elle est pacifiste. Mais jusqu'à un certain point, le régime a réussi à distordre ce mouvement : la révolution est devenue moins globale, moins pacifiste. Il est important de revenir à ce caractère global. »

Sur l’évolution des événements, Kamiran Haj Ebdo ne voit pas le régime de Bashar Al-Assad pouvoir se maintenir, mais en revanche, il peut être remplacé par un autre régime autoritaire, en raison de la « culture de parti unique » dans laquelle baigne la Syrie : « L'avenir de la Syrie dépend du caractère global et pacifiste de la révolution. Il est clair que le régime actuel est condamné. Mais si son président et son conseil des ministres devront évidemment partir, l'infrastructure et l'idéologie que ce régime a mises en place seront plus difficiles à faire disparaître. Nous ne souhaitons pas remplacer un tyran par un autre. Mais faire disparaître la culture de parti unique sera difficile. Il y a besoin en Syrie de créer une culture de dialogue, de reconnaissance de l'autre. Ce sera notre tâche de construire cette nouvelle culture. Nous défendons l'idée d'une Syrie démocratique, multipartite, constituée de plusieurs appartenances, où les Kurdes trouveront leur place sur leurs terres. »

Munzer Makhous, également membre du CNS, insiste lui aussi sur le caractère pluraliste de la société syrienne, tant au plan ethnique que confessionnel. Paradoxalement, ce qui est une richesse en temps de paix devient un handicap dans une période de crise, car le régime utilise cette diversité pour fragmenter la population afin de mieux la contrôler.

Cale Saleh, de l’International Crisis Group, a fait un exposé plus détaillé sur la position des forces politiques kurdes, et notamment le Conseil national du Kurdistan, très puissant dans la Djézireh, qui regroupe 11 partis : «Les différences entre ces partis politiques sont principalement historiques. Ils se situent sur des positions différentes par rapport au régime, allant d'une opposition totale à des relations plus “diplomatiques”. Les partis les plus anti-régimes sont Azadî et Yekitî, ce sont des partis qui historiquement ont eu de nombreux prisonniers politiques sous le régime al-Assad, ils sont toujours sur une ligne de très forte opposition. À l'autre extrémité du spectre politique les partis politiques kurdes qui ont de meilleures relations avec le régime sont plus proches de l'Union Patriotique du Kurdistan, le parti irakien de Jalal Talabani. Il s'agit principalement du Parti progressiste dirigé par Hamid Derwish et du Parti de gauche (Yasar). Au milieu du spectre politique nous trouvons le parti démocratique du Kurdistan de Syrie qui est le parti frère du PDK de Massoud Barzani en Iraq.

Le conseil national du Kurdistan, formé en octobre 2011, se considère comme l'un des trois pôles d'opposition en Syrie, avec le Comité national de coordination et le Conseil national syrien. Il a déclaré qu’il n'entamerait pas de dialogue séparé avec le régime en tant que représentant des Kurdes, mais que si l'opposition arabe décidait d'entamer elle-même un dialogue avec le régime alors il la rejoindrait en tant qu'élément kurde. Il essaie d’incarner l'élément kurde dans l'opposition syrienne et essaie d'obtenir que les partis kurdes qui participent à l’opposition arabe la “quittent” pour le rejoindre : il essaie de créer un espace lui permettant de se distinguer des autres éléments de l'opposition. »

Quant à la position du PYD, branche syrienne du PKK, Cale Saleh y voit « la meilleure carte du régime parmi les Kurdes », car « le PYD a besoin de bénéficier d’un sanctuaire en Syrie pour frapper la Turquie de là : sa priorité, c’est la Turquie. Le PYD a refusé de rejoindre le Conseil National Syrien – il demandait aussi une plus grande représentation qui lui a été refusée. Il a donc rejoint l’opposition arabe du Comité de coordination, où il a une place importante, et dit en avoir obtenu la promesse d’une autonomie pour les Kurdes de Syrie. Pourtant d’après les documents publiés, la position du Comité de coordination sur les Kurdes semble aussi vague que celle du Conseil National Syrien. Le PYD a sans doute rejoint le Comité de coordination parce que celui s’oppose à toute intervention étrangère (contrairement au CNS), qui serait certainement d’abord une intervention turque, ce qui est vu comme une catastrophe par le PYD. »

La deuxième table ronde portait sur les enjeux régionaux. Elle était modérée par Jonathan Randal, ancien correspondant du Washington Post, et regroupait Ahmad Salamatian, ancien député iranien, le Dr. Sadedin Mela, membre du Conseil national kurde syrien et Antoine Sfeir, directeur des Cahiers de l’Orient.

Ahmad Salamatian est intervenu sur les menées et la position et la position de l’Iran, un des soutiens du régime syrien : « La République islamique se sent concernée, menacée par les événements de Syrie. En effet, l'Iran est un pouvoir insulaire, chiite entouré de sunnites, persanophone entourée de pays arabophones et ourdouphones. D'autre part, le pays est entouré de voisins favorables aux États-Unis : l'Afghanistan, l’Irak (même si paradoxalement dans ce dernier pays, les Etats-Unis apparaissent en alliance objective avec l’Iran !). Enfin, on arrive à la fin de l'utopie de l'exportation de la révolution islamique chiite, maintenant remplacée par une politique d'État. Le paradoxe concernant l'alliance entre l'Iran et Syrie, c'est que ce dernier pays à un régime nationaliste ba'athiste – il faut rappeler que quand Khomeini fut expulsé d'Irak, il subit des pressions pour s'installer en Syrie. Khomeini à l'époque, refusa en disant que les Syriens étaient pires que les ba'athistes d'Irak ! » Mais la Syrie est également la porte de sortie que l'Iran peut utiliser pour avoir des liens vers le Levant et la Méditerranée : c'est d'un intérêt vital pour la République islamique. Ainsi la révolution syrienne est devenue une affaire intérieure iranienne. »

Pour Antoine Sfeir, « l'Iran est maintenant un pays de la zone arabe. Il faut rappeler que ce qu'on appelle l'arc chiite va de Téhéran au Sud Liban en passant par Bagdad et Damas. Et le début du printemps arabe, en 2009 se produit bien à Téhéran (…) Ce qui est en cours, c'est une guerre entre sunnites et chiites. L'Arabie Saoudite cherche à casser l'arc perse. Le contexte de la région évolue également. L'Égypte revient sur le devant de la scène. En Turquie, Erdogan n'a pas obtenu les deux tiers des sièges au Parlement dont il aurait eu besoin pour modifier la constitution. Malgré sa victoire électorale, cela constitue pour lui un important revers. Après une période longtemps caractérisée par une alliance stratégique entre États-Unis, Arabie Saoudite, Israël et la Turquie, je pense que nous assistons à présent à l'éclatement total et régional de l'État-nation – je dirais même à l'échec de l'État-nation – et au retour des empires. »

Sadedine Mela, du Conseil national kurde de Syrie, pointe, lui aussi, l’importance des intérêts iraniens, turcs mais aussi russes en Syrie : « L'alliance avec la Syrie représente pour la Russie un grand avantage. De même, pour l'Iran, avec lequel elle est liée par un traité de défense commune. La Syrie représente le chaînon central de l'axe chiite dans la région. Elle influence également, de par son importante communauté chrétienne, les chrétiens de la région. Au cours des dernières années, la Syrie a également joué le rôle de principal pont vers l'Irak pour Al Qaïda. Enfin le pays constitue une passerelle vers les Kurdes d'Irak et de Turquie. La Turquie, après avoir longtemps soutenu le régime, a pris des risques et parie maintenant sur l'arrivée au pouvoir d'un régime sunnite. Mais elle ne recherche pas l'établissement d'un régime démocratique en Syrie. D'abord, en raison de ses relations compliquées avec les Kurdes. L'Iran, quant à lui, joue la carte chiite et tente de prolonger la survie du régime. Les États-Unis veulent remplacer les influences russe et iranienne sur le pays par celles de la Turquie et de l'Arabie Saoudite. La Russie sait maintenant qu'elle ne pourra empêcher la chute du régime et qu'elle risque une intervention unilatérale qui pourrait être confiée à l'OTAN… Quant à Israël, il demeure très prudent, car il est en situation d’accord ou de trêve depuis 1974 avec la Syrie. Il court le risque, après la révolution, de voir apparaître un régime démocratique qui pourrait revendiquer le Golan, une revendication à laquelle il serait plus difficile de résister si elle émane d’un Etat démocratique. Il craint également l'ouverture d'un nouveau front avec le Hezbollah. »

La troisième table ronde analysait à la fois les enjeux régionaux et internationaux. Modérée par M. Kendal Nezan, président de l’Institut kurde de Paris, elle réunissait Joseph Bahout, de l’Institut d’Études politiques de Paris, Alain Gresh, directeur-adjoint au Monde diplomatique, Fuad Hussein, directeur du cabinet du président de la Région du Kurdistan d’Irak, et Joseph Maïla, directeur de la prospective au ministère français des Affaires étrangères et européennes.

Le professeur Joseph Bahout a pointé les caractères particuliers de la révolution en Syrie, qui se traduit notamment par une forte internationalisation : « Le premier point frappant concernant la révolution syrienne c'est qu’elle est la plus internationalisée des révolutions arabes. À présent, elle est davantage une crise régionale et internationale qu’un événement purement syrien. Elle est donc très différente des révolutions précédentes du cycle du printemps arabe jusqu'à présent. Pourquoi cette internationalisation croissante ? En raison du facteur temps. La révolution égyptienne a été accomplie en 18 jours, la révolution tunisienne a pris 23 jours. En Syrie les premières manifestations ont commencé il y a 11 mois. On est donc dans une échelle temporelle très différente. Cette extension du temps à été créatrice de violence et a amené à la fois à une territorialisation, une militarisation, une « militianisation » des événements, et des forces du régime. Ce temps long a également provoqué l'internationalisation du conflit.

Celle-ci est également due à la position spécifique de la Syrie au niveau régional :

-- le lien entre Syrie et conflit israélo-arabe ;

-- le lien avec les guerres froides arabo-arabes ;

-- le lien avec la question iranienne.

D'autre part, ce temps long a amené à la réalisation des prophéties auto réalisatrices du régime ba'athiste : celui-ci est finalement devenu la cause de ce qu'il dénonçait c'est-à-dire l'implication d'étrangers dans les problèmes intérieurs syriens. » Enfin le terrain syrien est aussi celui où s’affronte plusieurs puissances régionales et internationales rivales : « un affrontement Russie - monde occidental, avec, à un moindre degré, la Chine dans le camp russe, un affrontement mondes chiite et sunnite, avec une possibilité d'extension du conflit vers l'est, au travers de l'Irak, du Pakistan, de l'Afghanistan etc. L'Iran mène des opérations en Syrie, les Etats du Golfe injectent de l'argent etc.

Autre enjeu de la crise syrienne : le contrôle de l'Irak, contesté entre l'influence turque et l'influence iranienne. La Turquie voudrait jouer le rôle de défenseur des intérêts sunnites au Moyen-Orient. Dans cette crise, les acteurs sont contraints d'utiliser leurs ressources traditionnelles. D'autre part, il y a un aspect de luttes arabo-arabes et notamment, une compétition à l'intérieur du Conseil de Coopération du Golfe. Dernière ligne de clivage, à l'intérieur du Liban, qui oppose les forces du 14 mars et les forces du 8 mars, notamment, avec la présence du Hezbollah. Tous ces clivages ont pu se déployer en raison de la durée des événements en Syrie. Ainsi nous sommes entrés maintenant dans l'internationalisation du conflit. »

Alain Gresh revient, lui, sur une des questions posées par Kendal Nezan dans son introduction de cette table ronde : « Est-il déjà trop tard en Syrie ? » et se montre sceptique sur un éventuel recours militaire étranger : « À l'intérieur du pays, on est dans une impasse. Malgré toute sa violence, le régime ne peut en finir avec l'opposition, et l'opposition n'est pas capable de renverser le régime – en partie à cause de sa propre division. Certaines communautés sont habitées par la peur de l’avenir, par exemple les chrétiens, qui ont vu les conséquences du changement en Irak (il faut d’ailleurs faire attention à ne pas caractériser les gens en Syrie uniquement par leur appartenance communautaire). Sur ce plan l'opposition a montré sa faiblesse en ne parvenant pas à les convaincre. Maintenant, nous sommes face à une probable guerre civile qui aura des conséquences catastrophiques, à la fois en Irak et au Liban, mais aussi sur l’ensemble des processus de revendication démocratique dans le monde arabe. Il n’y a pas de solution militaire. D'ores et déjà les interventions extérieures ont eu des consé¬quences catastrophiques, en Irak, en Libye... Faire tomber les méchants dictateurs n’apporte pas de solution durable : la seule solution possible apparaît la transition politique, à partir d’une négociation avec au moins une partie du régime. Je pense à ce qui s’est passé en Amérique Latine, où l’une des conséquences latérales de ces transitions a été une amnistie sur des crimes. On est en train de créer des illusions sur le fait qu’on va finir par intervenir militairement, alors que ça paraît très difficile. Il faut négocier une transition, même si le régime a été jusqu’à présent fermé à toute tentative de cet ordre. Mais je pense que l’invitation lancée par la Russie à venir négocier est une bonne voie, et qu’on devrait pousser l’opposition à l’accepter. »

S’exprimant au nom du Gouvernement régional du Kurdistan, Fuad Hussein tient d’emblée à différencier la position du Kurdistan d’Irak de celle de Bagdad concernant la question syrienne : « La politique du gouvernement régional du Kurdistan d'Irak n'est pas nécessairement la même que celle du gouvernement central vis-à-vis de la Syrie. Le gouvernement irakien tente de jouer le lien entre opposition et gouvernement, jusqu'à présent sans succès. Ces tentatives ont notamment été rejetées par l'opposition syrienne. Il y a en Syrie une lutte entre deux blocs, d'un côté la Turquie, l'autre l'Iran. Cette opposition reflète aussi l'opposition entre chiites et sunnites. Il ne s'agit pas seulement une opposition religieuse, mais aussi d'une opposition entre différentes idéologies politiques. Beaucoup d'Alaouites supportant le régime de Bachar Al-Assad pensent que si les Frères musulmans ou les salafistes arrivent au pouvoir en Syrie, ce ne sera plus pour eux seulement une question de pouvoir, mais d’abord une question de survie… »

Joseph Maïla, directeur de la prospective au ministère des Affaires étrangères et européennes, a examiné « la place du cas syrien dans le Printemps arabe », dans lequel il retrouve des motifs de révolte similaires à ceux de la Tunisie, du Yémen, du Maroc et aussi des ressemblances avec la Lybie, dans la dureté de la répression : « Là aussi il existe une responsabilité de protéger les civils, c'est celle qui avait conduit à l'adoption de la résolution 1973 du 17 mars 2011, suivant les articles 138 et 139 des objectifs du millénium pour le développement la communauté internationale, quand les civils sont en danger, de se subroger, c'est-à-dire se substituer à l'État dont c'est normalement le devoir, qu'ils soient défaillants ou criminels, pour protéger les populations. » Enfin, il rappelle la position officielle de la France, qui avalise le plan de la Ligue arabe, c’est-à-dire « le plan de transition du 22 janvier pour une transition en douceur pour la France à toutes les parties qui renoncent à la violence. Personne ne pense que la solution pourrait venir d'une intervention militaire, même si celle-ci pourrait au moins répondre à la nécessité de protéger les populations. »

La quatrième et dernière table ronde posait la question de l’avenir de la Syrie. Présidée par Marc Kravetz, journaliste à France Culture, elle était animée par Abdulahad Astepho, président de l'Organisation démocratique assyrienne, membre du Bureau exécutif du Conseil national syrien, Kamiran Hajo, membre du Conseil national kurde syrien, Zuhat Kubani, responsable du parti de l'Unité démocratique (PYD) en Europe et Haytham Manna, président du Comité de coordination nationale pour un changement démocratique, à l'étranger.

Zuhat Kubani, responsable du parti de l'Unité démocratique (PYD) en Europe, défend « un programme pratique global incluant la construction d'institutions socioculturelles » et un « gouvernement autonome » au Kurdistan de Syrie. Les Kurdes pourront alors jouer en Syrie un rôle efficace pour la démocratisation, un rôle qui pourra aussi être utile pour tout le monde arabe. »

Abdulahad Astepho, président de l'Organisation démocratique assyrienne, membre du Bureau exécutif du Conseil national syrien a d’abord présenté la réalité de la composante assyrienne en Syrie, qui est un peuple avant d’être une confession et il rappelle que « la désignation des dignitaires religieux, chrétiens comme musulmans, sous le régime Assad, passe par l'aval des services de renseignements. » Le leader assyrien est en faveur d’une Syrie laïque et démocratique, avec un projet national commun.

Haytham Manna, président du Comité de coordination national pour un changement démocratique, expose les racines de la discrimination des Kurdes en Syrie, qu’il fait remonter au Mandat français et à l’influence du jacobinisme, dès les années 1940, et que le chauvinisme arabo-syrien ne date pas de la dynastie Assad : « Il faut rappeler que la loi la plus discriminatrice contre les Kurdes en Syrie est votée en 1962, c'est-à-dire avant l'arrivée au pouvoir du parti Ba'ath. C'est qu'il existe, au-delà du Ba'ath, un problème idéologique structurel en Syrie (…) Il ne faut pas non plus caractériser le régime comme un régime exclusivement alaouite : parmi les chefs des services de renseignement les alaouites ne sont pas en majorité. La Syrie n'est pas un État confessionnel au même titre que le Liban. La structure du pouvoir en Syrie me fait plutôt penser à ce que Max Weber appelait des “groupements d'intérêt militaire et sécuritaire”. Il faut mener une analyse plus profonde de la nature de ce pouvoir pour voir comment le détruire et lui construire une alternative démocratique avec toutes les composantes de la société syrienne : alaouites, ismaélites, druzes, chrétiens, et aussi Arabes, Kurdes, Assyriens et Arméniens…”

Hajo Kamuran, enfin, du Conseil national kurde syrien, voit ce pays dans une “situation de non retour”. Défendant à la fois le droit des Kurdes et des Assyriens à exister en tant que minorités reconnues dans la constitution syrienne, il réclame “un droit à l’auto-détermination dans le cadre de l'unité du pays. Cette revendication est un test pour la démocratie et pour les différentes forces de l’opposition. Les droits des Assyriens – et des autres minorités – doivent aussi être reconnus et garantis. »

CULTURE : MORT DU DENGBÊJ ELÎ TICO

Le dengbêj et joueur de tenbûr Elî Tico, de son vrai nom Mihemmed Elî Mihemmed Elo, s'est éteint le 16 février dernier en Syrie. Il était âgé de 82 ans.

Elî Tico était un artiste très aimé de la région d’Efrîn, avec à son répertoire une centaine de balades et d'épopées, dont celle célébrant Sheikh Saïd et le soulèvement de 1925 contre la Turquie. Il avait été arrêté par les autorités syriennes en février 2008, après qu’il eut reçu à son domicile d’Alep une délégation de chanteurs kurdes du Gouvernement régional du Kurdistan. La police syrienne avait ensuite opéré un raid et fouillé son domicile avant de l’emmener pour l'interroger au Centre de la Sécurité d'Alep, puis de le déférer au Quartier général des Mukhabarat (Renseignements) de Damas.

Son répertoire de chansons était souvent politique et patriotique, à la gloire de toutes les figures de la résistance kurde, d'où qu'elle soit.