Syrie: fragilisés par le retrait américain, les Kurdes se tournent vers les Européens

mis à jour le Mardi 19 février 2019 à 18h31

Lefigaro.fr | Par Adrien Jaulmes 

REPORTAGE - Les Kurdes, qui ont fourni l'essentiel des forces terrestres à la coalition internationale dans la guerre contre l'EI, se retrouvent seuls face à la Turquie après l'annonce de Donald Trump de retirer au plus vite les forces américaines déployées en Syrie.

Envoyé spécial à Kamechliyé  

Alors que la longue campagne contre l'État islamique en Syrie touche à sa fin, les Kurdes syriens voient les périls s'accumuler autour de la région autonome qu'ils ont constituée dans le nord-est de la Syrie. Les centaines de djihadistes qu'ils détiennent viennent compliquer une situation déjà délicate.

Le Rojava, singulière entité créée par les Kurdes syriens après le retrait du régime de Bachar el-Assad au début de la guerre civile, a fourni l'essentiel des forces terrestres à la coalition internationale dans la guerre contre le califat. Devenu tout à coup moins utile aux Occidentaux avec la disparition prochaine de l'EI, le Rojava se retrouve à présent seul face à d'autres ennemis.

L’annonce par le président américain, Donald Trump, le 19 décembre 2018 de son intention de retirer au plus vite les forces américaines déployées dans la région a précipité les choses. Repoussé à avril 2019, le départ des quelque 2 000 soldats américains laisse le champ libre à la Turquie et à la Syrie.

Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, n’a jamais caché ses intentions de neutraliser une entité autonome qu’il considère comme une branche du PKK, le Parti des travailleurs kurdes de Turquie, qu’Ankara comme les Occidentaux considèrent comme une organisation terroriste. Bachar el-Assad, qui a réussi à éviter la défaite grâce à ses alliés russes et iraniens, dénonce à présent les visées séparatistes du Rojava, et entend reprendre le contrôle de la partie orientale de son territoire, et ses ressources agricoles et pétrolières.

« Un retrait américain ne fera que créer plus de désordre », dit Sihanok Dibo, le responsable des relations diplomatiques du Conseil démocratique syrien, instance qui gouverne le Rojava. « Cette politique n’est pas cohérente. Les Américains ont toujours dit que leur présence dans le nord-est de la Syrie avait trois objectifs, vaincre Daech, bloquer l’expansion iranienne et favoriser une solution politique à la guerre. S’ils se retirent, ils n’auront atteint aucun de ces buts. Et la Turquie va en profiter pour poursuivre sa campagne contre les Kurdes syriens. »

Ankara représente la principale menace pour le Rojava. Membre de l’Otan, nominalement membre de la coalition rassemblée par les Américains contre l’État islamique, la Turquie voit comme une menace beaucoup plus importante l’existence d’un territoire autonome kurde le long de sa frontière sud. La première opération militaire d’envergure lancée par la Turquie en territoire syrien en août 2016 était déjà passablement ambiguë. Baptisée « Bouclier de l’Euphrate », elle avait officiellement pour but de chasser l’EI de la zone frontalière. Mais il s’agissait aussi pour Ankara d’arrêter l’avance des Kurdes syriens à l’ouest de l’Euphrate après qu’ils eurent pris le contrôle de la ville de Manbij, et de les empêcher de créer une continuité territoriale avec le canton majoritairement kurde d’Afrine.

En janvier 2018, la Turquie a lancé une deuxième opération, cette fois directement dirigée contre les Forces démocratiques syriennes, en envahissant le canton d’Afrine. Accompagnées par des mouvements rebelles syriens, parmi lesquels de nombreux groupes djihadistes, les forces turques ont pris le contrôle de ce territoire, chassant les populations kurdes, avant d’être contraintes de s’arrêter devant Manbij, où se sont déployées des forces spéciales américaines et françaises. En décembre dernier, le président turc Erdogan a menacé de lancer une nouvelle opération à l’est de l’Euphrate pour « nettoyer la région des terroristes », ajoutant à la tension entre Ankara et Washington.

« Monnaie d’échange » 

Les Kurdes syriens ont tenté de négocier avec Damas, qui a conservé sur le territoire du Rojava le contrôle de plusieurs aéroports et de quelques quartiers dans plusieurs villes, dont Kamechliyé. « Nous n’avons jamais voulu diviser la Syrie », dit Sihanok Dibo. « Nous contrôlons 35 % du territoire et demandons juste de faire partie d’une Syrie décentralisée, et de pouvoir conserver le contrôle de nos forces de protection ». Le régime de Bachar el-Assad a jusqu’à présent opposé une fin de non-recevoir aux ouvertures des Kurdes.

« Personne ne vous protégera si ce n’est l’État syrien », a averti dimanche Bachar el-Assad dans un discours. « Personne ne vous défendra si ce n’est l’armée syrienne… Le territoire syrien sera libéré jusqu’au dernier mètre carré ». « Nous disons aux groupes qui misent sur eux que les Américains ne les protégeront pas… ils se serviront de vous comme de monnaie d’échange », a prévenu le président syrien

Les Kurdes se sont aussi tournés vers les Européens. Aldar Khalil, la principale figure du Rojava, a fait valoir pendant une visite à Paris les « engagements moraux » des Européens vis-à-vis de ceux qui ont été leurs principaux alliés dans la lutte contre l’État islamique. Dans la perspective d’un retrait américain, il a demandé le déploiement d’une force de protection internationale le long de la frontière avec la Turquie, où sont situées les principales villes kurdes du Rojava. Ou à défaut, la création d’une zone d’exclusion aérienne qui empêcherait Ankara de lancer une attaque contre le territoire contrôlé par les Kurdes syriens.

Si les obligations morales n’ont que peu de poids dans les relations internationales, les Kurdes du Rojava possèdent cependant une dernière carte : celle des prisonniers de l’EI. Abdulkarim Omar, l’un des coresponsables des relations extérieures du Rojava, a rappelé que quelque 800 combattants étrangers étaient détenus par les FDS, ainsi que plus de 2000 femmes et enfants de ces djihadistes. « Il semble que la plupart des pays dont ils sont les ressortissants ont décidé qu’ils en avaient fini avec eux, et qu’ils pouvaient les laisser ici, mais c’est une grosse erreur », a-t-il prévenu. Tout en excluant de les relâcher, Abdulkarim Omar a averti qu’il n’est pas impossible que ces centaines de djihadistes s’échappent, en particulier si le Rojava était attaqué. « Ils sont comme une bombe à retardement », a-t-il prévenu.