Lettre d’un journaliste de «Libé» en exil forcé

mis à jour le Lundi 22 janvier 2018 à 19h36

Lemonde.fr | Par Ragip Duran, Ex-correspondant de «Libération» à Istanbul

Notre ex-correspondant à Istanbul Ragip Duran a été condamné par contumace à 18 mois de prison pour «propagande d’organisation terroriste». Il dénonce la répression du régime Erdogan contre les médias indépendants.

Le journalisme n’a jamais été une sinécure en Turquie. Surtout pour ceux qui ne font pas allégeance au credo nationaliste et religieux du pouvoir. J’en sais quelque chose pour avoir eu le triste privilège de passer un peu plus de deux cent trente jours dans les geôles de mon pays. C’était en 1998. Le prétendu motif de mon emprisonnement ? «Propagande d’organisation terroriste», pouvait-on lire comme chef d’inculpation. Depuis, vingt années se seront écoulées et me voilà depuis le 16 janvier à nouveau condamné pour le même faux motif. Mais cette fois, la main de la «justice» a été encore plus lourde : 18 mois de prison ferme. N’allez surtout pas vous imaginer que je prends un quelconque plaisir à parler de moi à la première personne. Au contraire. Je suis journaliste et, pour moi, le journaliste est celui qui informe, pas celui qui est l’objet de l’information. Alors non, je n’apprécie pas d’être placé sous les feux de la rampe. D’autant que comparé à la situation de mes collègues journalistes ou encore d’universitaires, de fonctionnaires et de milliers d’autres citoyens turcs, mon cas est bien moins tragique que le leur. Bien sûr, comme eux, je suis condamné, mais par contumace parce qu’absent lors de mon simulacre de procès. Les autres sont parqués dans des prisons. Moi, je suis libre, même si j’ai dû quitter mon pays pour ne pas prendre le risque d’être un jour arrêté par la police du président Recep Tayyip Erdogan.

Le chef absolu

Mais je dois avouer que cette condamnation pour «propagande d’organisation terroriste» m’a franchement agacé. Oui, je veux bien en convenir : j’appartiens à plusieurs organisations, six pour être exact. Dans le détail : deux sont des associations professionnelles de journalistes, une autre d’interprètes de conférences, une autre encore œuvre pour l’amitié gréco-turque, sans oublier celle de l’amicale des anciens élèves du lycée de Galatasaray. Pardon, j’oubliais la dernière, celle de mon club de foot : le Galatasaray, bien sûr. J’admets aussi que, de temps à autre, nos supporteurs s’agitent, surtout lors du derby contre Fenerbahçe. Et puis, j’en conviens : il m’est arrivé d’avoir le verbe haut contre l’arbitre. Mais j’étais dans la tribune d’un stade, ragaillardi par le football. Me croiriez-vous si je vous jurais qu’aucune de ces six organisations n’est terroriste ? D’accord, j’ajoute volontiers qu’il m’est arrivé de tripatouiller une arme. Mais me croiriez-vous si je vous disais que c’était uniquement pendant mon service militaire ? Croyez-moi, je suis toujours opposé à l’idée même de terrorisme. Alors j’ai été encore plus vexé lorsque j’ai appris que j’étais accusé de «propagande». Moi, un journaliste.

Il est vrai que la «propagande» est aujourd’hui une perversion dans laquelle excellent certains préposés des médias au service du pouvoir, devenus maîtres dans l’art de cajoler le chef absolu. Mais pour nous, ce n’était pas le cas. Nous ? Nous sommes 57 journalistes (dont votre serviteur), venus d’horizons divers. Notre «crime» ? Avoir défendu un quotidien, Özgür Gündem, soumis à une forte répression gouvernementale. Pour manifester notre solidarité, nous étions devenus, vingt-quatre heures durant, et à tour de rôle, de dangereux et symboliques «codirecteurs de la publication» de ce journal qui n’est autre que le premier quotidien publié par les Kurdes à Istanbul. A l’été 2016, l’hallali avait été sonné contre ce journal tout à fait légal, mais qui bat tous les records de persécution, parce qu’accusé de soutenir le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, qui est en opposition armée avec la Turquie). Si manifester sa fraternité à un journal est un crime, alors nous aurions dû être condamnés pour les actions que nous avons menées pour soutenir nos confrères kémalistes du quotidien Cumhuriyet ; ou pour notre solidarité envers les ultralibéraux de Hürriyet ; ou de notre soutien envers les conservateurs musulmans de Zaman. Mon éthique professionnelle m’impose d’être solidaire avec mes confrères. Même avec ceux dont je ne partage pas toutes les opinions.

Donc, si j’ai bien compris la justice de mon pays, ce qui est spécifiquement interdit et qui m’est reproché, c’est d’être solidaire d’Ozgur Gündem. Ils auraient au moins pu le préciser dans la loi. Au moins nous l’aurions su. Oui mais voilà, en Turquie, la loi, les procédures judiciaires, le droit des inculpés, bref, le droit tout court, est tellement fastidieux pour nos magistrats qu’il leur est plus facile d’obéir aux oukases tombés du palais présidentiel. Dans mon cas, le tribunal n’a, par exemple, même pas daigné se souvenir de son ordonnance précédente, celle qui nous accordait en mai 2016 un sursis pour l’exécution de la peine. Ce même tribunal a aussi refusé de regrouper les 57 dossiers, préférant nous condamner un par un. Et pour cause : un procès de masse aurait sans doute risqué de déclencher la colère et de nouvelles actions de solidarité.

L’affaire va maintenant passer en appel. Mais comment pourrais-je croire en une justice turque dans laquelle règne, plus que jamais, l’arbitraire le plus absolu ? Le cas ubuesque de mon ami et confrère Ahmet Sik (prononcer Cheuk), qui avait déjà fait plus d’un an de prison pour avoir écrit un livre dénonçant les agissements de la confrérie Gülen, ancien allié et nouvel ennemi du pouvoir, l’atteste. Il croupit aujourd’hui encore derrière les barreaux, accusé cette fois de «propagande en faveur des gülenistes».

Malheur aux agneaux

Vous imaginez sans doute que rien n’a changé en Turquie. Détrompez-vous. Avant, le pouvoir se contentait d’assassiner les journalistes un par un. Aujourd’hui, c’est la profession tout entière qu’il a décidé d’éliminer. Avant, les tribunaux faisaient plus ou moins semblant de se conformer aux règles du droit. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’une seule loi : celle du plus fort. Et tout ça «sans autre forme de procès», comme dans la fameuse fable de La Fontaine. Malheur aux agneaux de journalistes ou d’opposants qui s’enhardiront à troubler le breuvage de sa majesté le Loup !

Si ce n’est toi Ahmet, c’est ton frère Mehmet… Les frères Ahmet Altan et Mehmet Altan sont tous deux en prison depuis plus d’un an. Le pouvoir turc leur reproche d’avoir délivré des «messages subversifs subliminaux» lors d’une émission à la télévision, à la veille de la fameuse «tentative de coup d’Etat» de juillet 2016. Même les procureurs chinois, qui rivalisent avec leurs collègues turcs pour devenir champions du monde dans la chasse aux journalistes, n’auraient jamais pu imaginer un chef d’accusation aussi abracadabrantesque.

Si, de façon extraordinaire, la Cour constitutionnelle devait s’aventurer à demander la relaxe de journalistes pour «absence d’élément de preuve dans leur dossier», alors le ministre de la Justice se dépêcherait aussitôt d’accuser publiquement cette cour suprême d’outrepasser ses compétences. Le tribunal de première instance pourrait même refuser d’obtempérer à ce jugement censé être pourtant «immédiatement exécutoire». Cela s’est déjà vu. Et plus d’une fois. Notamment du côté de la 13e cour pénale d’Istanbul, déjà tristement célèbre pour ses vices de procédure et ses raisonnements loin de l’idée de justice. C’est d’ailleurs celle-ci qui m’a condamné.

Mais cette fois, la cour n’éprouvera pas le délice de me mettre derrière les barreaux. Désormais, je vis ailleurs en Europe depuis un certain temps, et je n’ai pas l’intention de me constituer prisonnier. Comme moi, beaucoup de journalistes turcs sont partis vivre à l’étranger avec la rage de vouloir continuer à exercer leur métier librement. A notre exil forcé, il est au moins un aspect positif : plus loin nous sommes d’Erdogan, plus grande est notre liberté d’écrire. Combien de temps va durer ce déracinement ? Comment savoir ? Ce qui est indéniable, c’est que je vais rater le prochain match contre Fenerbahçe. Et puis, mon fils, qui va au collège, a déjà pris certaines habitudes qui pourraient ne pas être appréciées en Turquie. A ses copains qui se conduisent mal, il dit par exemple : «Fais pas ton Erdogan !» Je vous parle de lui parce que si l’envie nous prenait, ma famille et moi, de reprendre le chemin de la Turquie, le petit pourrait se faire coffrer, en même temps que son père, pour «insulte au Président»… Alors, frayant sereinement sur mes 64 ans, je me dis que des présidents et Premiers ministres, j’en ai vu beaucoup. Tôt au tard, tous ont dû plier bagage. Inévitablement, le tour d’Erdogan finira par arriver…

Ragip Duran Ex-correspondant de «Libération» à Istanbul