Les yézidis à la recherche de leurs disparus

mis à jour le Lundi 26 novembre 2018 à 19h01

Le Monde | 25/11/2018 | Par Hélène Sallon

Environ 3 000 membres de la minorité religieuse irakienne seraient toujours détenus par les djihadistes de l’EI

ReportageBaadre (Kurdistan irakien) - envoyée spéciale.

 

 

Aydul Hajji n’a pas vu grandir Radwan, son plus jeune fils de 16 ans. Depuis que les combattants de l’organisation Etat islamique (EI) ont enlevé l’adolescent, en août 2014, à Khana-Sor, dans le Sinjar irakien, pour l’intégrer à leur armée des « Lionceaux du califat », cette yézidie de 46 ans n’a eu pour preuve de vie qu’une photo. Vêtu d’une djellaba blanche sur son corps longiligne, les cheveux mi-longs châtains encadrant son visage encore enfantin, Radwan y menace l’objectif d’un doigt levé. « Un jeune yézidi sauvé il y a un an m’a transmis cette photo. Radwan a tellement changé !, dit-elle, pensive. Un autre jeune, revenu il y a trois mois, était avec lui sur un camp militaire près d’Hajin, en Syrie. Il m’a dit qu’on les emmenait combattre au front et qu’on les utilisait comme boucliers humains. Le reste du temps, on leur fait faire toutes sortes de besognes. »

Entre les murs de parpaing de l’appartement en construction où elle est réfugiée, avec sa belle-sœur, dans le village de Baadre, Aydul Hajji vit dans l’attente du retour de ses proches disparus – comme beaucoup des 800 familles yézidies qui ont trouvé refuge dans cette localité de mille âmes, au Kurdistan irakien. Elle est sans nouvelles depuis 2014 de son mari et de deux autres de ses fils. Ses deux filles et son quatrième fils ont été sauvés des griffes de l’EI, comme elle, en décembre 2016. Sa belle-sœur Faïza Hajji, 35 ans, n’a pas été gardée longtemps captive, avec ses trois enfants handicapés sur lesquels elle doit veiller. Mais elle n’a jamais revu son mari, ni cinq de ses frères et sœurs.

Quand les djihadistes se sont emparés en août 2014 du Sinjar, foyer historique des yézidis, ils ont massacré des membres de cette minorité religieuse kurdophone du nord de l’Irak, « mécréante » à leurs yeux, et réduit en esclavage les femmes et les enfants. Entre 2 000 et 5 500 yézidis auraient été tués, selon des estimations citées par les Nations unies. Sur les 6 417 yézidis faits otages, 3 334 d’entre eux – dont une majorité de femmes et d’enfants – ont été récupérés par le bureau de sauvetage des otages yézidis, indique son directeur, Hussein Al-Qaidy. L’une des survivantes que le bureau a pu sauver n’est autre que la Prix Nobel de la paix Nadia Murad, une ancienne otage de l’EI, devenue le porte-voix des femmes yézidies qui ont subi l’esclavage sexuel.

« Moins d’offres de revente »

L’EI ne contrôle plus que quelques poches dans le nord-ouest et l’est de la Syrie, mais 3 080 yézidis sont toujours portés disparus. « Nous pensons que la plupart sont vivants, mais tant que nous n’avons pas extrait les corps des 68 charniers qui ont été découverts au Sinjar, nous ne saurons pas avec certitude qui est vivant ou mort. Une majorité est en Syrie, certains en Turquie et en Irak. Ce sont surtout des femmes et des enfants », explique Hussein Al-Qaidy. Des otages yézidis, surtout des enfants, ont été ramenés par des familles de l’EI en Turquie ou gardés avec elles par des familles irakiennes après la chute du « califat ». Certains ont été retrouvés dans des camps en Irak. Des informations ont été transmises au bureau de sauvetage des otages yézidis sur la présence de captifs à Mossoul et dans ses environs. « Le gouvernement irakien ne fait rien pour les identifier. Et comme il n’y a pas de sanctions contre les familles qui détiennent des yézidis, elles les gardent », déplore le directeur du bureau.

La quête des derniers survivants est devenue plus compliquée. Les « sauveurs » ont appris à recomposer leurs réseaux au gré des évolutions sur le terrain. Abdallah Shreem, un homme d’affaires yézidi de 43 ans, s’est improvisé « sauveur » après la disparition de 56 membres de sa famille, et compte à son actif 389 sauvetages. « C’est plus difficile aujourd’hui, car les zones où Daech détient les otages sont très éloignées de nous, et ont été vidées de la plupart de leurs habitants. Ceux qui restent sont surtout des familles pro-Daech et des étrangers. Tout mouvement est contrôlé », explique l’homme, joint par téléphone à Khanke, au Sinjar. La plupart sont, selon lui, retenus captifs dans la région désertique située à la frontière syro-irakienne, entre Mayadin et Albou Kamal ; d’autres sont dans la province d’Idlib (nord-ouest de la Syrie).

Seuls trois yézidis ont été sauvés au cours des deux derniers mois. « Il y a moins d’offres de revente, du fait de l’éloignement des zones de captivité, et parce qu’il n’y a plus de sites Internet pour revendre les yézidis. Nous avons affaire à des Arabes qui prétendent appartenir à Daech et achètent les yézidis aux combattants pour nous les revendre », explique Abdallah Shreem. Les combattants de l’EI ne négocient ni avec les sauveurs ni avec les familles des otages. Sous divers prétextes, comme l’adoption d’un enfant ou le besoin d’une bonne à tout faire, des familles locales qui vivent dans les zones sous le contrôle de l’EI rachètent les yézidis aux combattants. Des trafiquants se sont spécialisés dans le commerce des otages yézidis.

Un otage yézidi se négocie en moyenne à 15 000 dollars (13 200 euros), contre 5 000 dollars auparavant. « Quand les combattants ont compris que les familles yézidies rachetaient leurs proches, ils ont augmenté les prix », poursuit le « sauveur » de Khanke. L’éloignement des zones de captivité oblige aussi à recourir à davantage d’intermédiaires et de passeurs, qu’il faut rétribuer. Parfois plus de 20 intermédiaires sont impliqués dans un sauvetage. « Quand Daech contrôlait encore des régions kurdes, on pouvait compter sur le soutien bénévole de la population. Dans les zones qui restent aux mains de Daech, les trafiquants arabes ont augmenté les prix. Ils voient cela comme un business », déplore Abdallah Shareem.

Cette flambée des prix est un obstacle supplémentaire pour les familles qui comptent encore des disparus. « Le bureau de sauvetage des otages yézidis a moins de budget qu’avant. Il ne peut plus réunir rapidement les sommes réclamées. Cela oblige les familles à réunir elles-mêmes l’argent », poursuit Abdallah Shareem. Son directeur, Hussein Al-Qaidy, justifie cette situation par l’absence de soutien financier de la communauté internationale. « Ni les autorités irakiennes ni la communauté internationale ne nous ont aidés dans cette mission. Sans le soutien du bureau du premier ministre [kurde] Nechirvan Barzani, nous n’aurions pas pu sauver tous ces yézidis. On a désormais plus que besoin du soutien de la communauté internationale pour sauver les captifs mais aussi pour financer des programmes de réhabilitation physique et psychologique des survivants », plaide-t-il.

« Lavage de cerveau »

A Baadre, des familles se sont mobilisées dans l’urgence pour réunir les 20 000 dollars réclamés par un trafiquant de la région d’Hajin, en Syrie, qui a récupéré un adolescent yézidi intégré à l’armée des « Lionceaux du califat ». Son retour est prévu dans les prochains jours. « Le plus dur est de réunir la somme au moment où il le faut. Le bureau de sauvetage des captifs yézidis paiera pour ce sauvetage, mais ça va prendre du temps. Donc on paie et ils nous remboursent », confirme Hussein Hajji Othman, un habitant de Baadre qui aide les familles de déplacés yézidis. Le sauvetage de « Lionceaux du califat » est plus difficile qu’un autre. « Les combattants de Daech ne sont pas disposés à les vendre, car ils leur sont utiles au combat et pour les basses besognes. Aussi, ils leur enseignent le Coran. Chaque jour supplémentaire passé au sein de Daech rend le sauvetage plus difficile et dangereux car ils sont plus convaincus par l’idéologie », explique Abdallah Shreem.

Aydul Hajji sait que Radwan ne sera certainement sauvé que contre son gré. « Le dernier garçon qui l’a croisé m’a dit qu’ils leur avaient lavé le cerveau. Radwan, comme les autres, a un téléphone. S’il le voulait, il pourrait nous appeler, mais il ne le fait pas », se lamente-t-elle. La nouvelle du sauvetage de l’adolescent yézidi à Hajin lui redonne de l’espoir. « On n’a rien, on ne reçoit même pas d’aide comme on vit hors du camp, mais on est prêts à payer le prix qu’il faudra, dit la mère yézidie. Même s’ils demandent 50 000 dollars : on n’a pas le choix ! On a même dit au sauveur qu’on était prêts à payer une commission de 10 000 dollars. Et si jamais quelqu’un retrouvait mon mari, je suis prête à vendre l’un de mes reins pour le récupérer. »