Au Kurdistan irakien, la Turquie traque le PKK au-delà de ses frontières

mis à jour le Vendredi 7 avril 2023 à 18h57

Lemonda.fr | Par Hélène Sallon  (Chiladzi, Amédi, Qamish (Irak), envoyée spéciale) 

EnquêteL’armée turque poursuit sur le sol de son voisin irakien sa lutte sans merci contre les séparatistes du PKK. Au Kurdistan irakien, elle profite des divisions politiques et de la faiblesse du gouvernement fédéral pour installer ses troupes et déployer ses drones.

 


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Sur la ligne de crête du Kur A-Zhor, mont qui domine la ville de Chiladzi, au cœur du Kurdistan irakien, se détachent les contours menaçants d’avant-postes turcs. L’apparition, au printemps 2022, de ces installations militaires a contrarié les espoirs de paix dans cette région agricole de la province de Dohouk. Il y a quelques années encore, ces paysages vallonnés, constellés de rivières, étaient prisés des touristes irakiens cherchant à échapper aux températures caniculaires. Mais la guerre sans merci opposant Ankara aux combattants du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) gagne du terrain.

Déjà, le 19 juin 2020, un drone turc avait largué une charge meurtrière à l’orée de la ville. Azad Mahdi, Moukhlis Adam et Deman Omar, trois villageois partis pique-niquer après leur journée de travail, avaient été tués dans leur voiture, au moment de passer un barrage du PKK. Aujourd’hui, les habitants de Chiladzi sont à portée des soldats turcs postés sur les hauteurs. La ville et les hameaux voisins vivent désormais coupés des terres qui s’étendent au nord, jusqu’à la frontière turque éloignée d’une trentaine de kilomètres à vol d’oiseau. La zone a été vidée de sa population, qui n’a plus le droit d’y pénétrer.


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« Avant, ils se battaient à la frontière. Le PKK vient vers nous, les Turcs les pourchassent, et ils se rapprochent de jour en jour », s’inquiète Rizgav Obeid, maire de Chiladzi. Dans cette partie de la région autonome du Kurdistan d’Irak, où le parti de Massoud Barzani (Parti démocratique du Kurdistan, PDK) et son puissant service de renseignement règnent en maître, on pèse ses mots avant d’assigner les blâmes. « Il n’y a ni vainqueurs ni vaincus, seulement deux parties étrangères qui occupent notre pays, déplore l’édile, lui-même élu du PDK. Nous voulons qu’ils se retirent, mais comment une petite région comme la nôtre pourrait-elle imposer sa volonté à la Turquie ? »

Carte blanche

A Erbil, le gouvernement régional du Kurdistan (GRK) a laissé carte blanche à l’armée turque pour traquer les séparatistes du PKK – étiquetés terroristes par Ankara, mais aussi par les Etats-Unis et l’Union européenne –, qui ont établi des bases arrière dans le nord de l’Irak. Une politique qui a permis à la région de renforcer son économie, très dépendante du pétrole qu’elle exporte via la Turquie. Le GRK ne publie pas les chiffres de sa production, mais les experts l’évaluent à environ 440 000 barils par jour, dont la plus grande partie est destinée à l’exportation.

A Bagdad, l’Etat irakien avait, dès 1983, à l’époque de Saddam Hussein, autorisé les incursions turques dans une bande large de 5 kilomètres à l’intérieur du territoire national. Affaibli par les divisions internes depuis l’invasion américaine de 2003, puis par la guerre menée contre l’organisation Etat islamique (EI) de 2014 à 2017, le gouvernement fédéral a adopté une position attentiste face aux violations répétées de sa souveraineté. Profitant de ces vulnérabilités, la Turquie a renforcé sa présence militaire dans le pays, où elle possède aujourd’hui 87 postes avancés, contre 29 en 2019, selon des estimations publiées par l’agence Reuters, le 31 janvier. La province de Dohouk, qui partage la plus longue portion de frontière avec la Turquie, est celle qui en compte le plus grand nombre. C’est là aussi que les civils sont le plus exposés aux dommages collatéraux des opérations, de plus en plus brutales, menées par Ankara contre son ennemi juré.


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La mort de neuf touristes originaires du sud de l’Irak, tués par une frappe turque sur le site touristique de Parakh, aux confins septentrionaux de la province, le 20 juillet 2022, a forcé Bagdad à sortir de sa réserve. Une semaine plus tard, il déposait une plainte officielle auprès du Conseil de sécurité des Nations unies. Le risque d’une déstabilisation – accentué par les bombardements menés par Téhéran, fin 2022, contre des groupes d’opposition kurdes iraniens réfugiés au Kurdistan et accusés de fomenter des troubles en Iran – relève aussi de dynamiques internes. La visibilité accrue de la présence turque a exalté le nationalisme de milices chiites, désœuvrée depuis leur victoire sur l’EI. Aussitôt après le drame de Parakh, le consulat de Turquie à Mossoul a été la cible d’une pluie de roquettes. Depuis, les attaques se multiplient. Le 1er février, l’une de ces milices a lancé une vingtaine de missiles contre la base turque de Bachika, située dans le sud du Kurdistan, en lisière de Mossoul. Elle a prévenu que ces actions se poursuivraient jusqu’à la fin de l’« occupation [turque] de l’Irak ».

Dans l’espoir d’enrayer l’escalade, Bagdad s’est engagé à reprendre le contrôle de ses frontières. A l’été 2022, le gouvernement irakien s’est entendu avec Ankara et Erbil pour déployer des gardes-frontières fédéraux, recrutés parmi les Kurdes. Le dispositif va être étendu le long de la frontière iranienne, dans le cadre d’un accord de sécurité signé, en mars, avec Téhéran. L’Irak, malmené depuis longtemps par les multiples ingérences étrangères et chahuté par les velléités autonomistes du Kurdistan, veut récupérer sa souveraineté et retrouver un rôle dans le concert régional.


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Bagdad n’a cependant pas d’autre choix que de ménager son voisin turc. Ainsi que l’a rappelé M. Erdogan, les échanges commerciaux entre les deux pays « ont battu un record [en 2022], dépassant 24 milliards de dollars, et cela peut encore augmenter ». Dans l’amélioration des relations bilatérales, la Turquie a donné des signes de bonne volonté. Après neuf ans de procédures, elle s’est pliée à l’arbitrage de la Chambre de commerce internationale rendu, fin mars, en faveur de Bagdad, reconnaissant l’illégalité de ses importations de pétrole kurde sans autorisation du gouvernement fédéral irakien. Concernant le partage des eaux – autre contentieux –, le président turc a annoncé qu’il augmenterait, « dans la mesure du possible, la quantité d’eau libérée par le Tigre, pendant un mois », au terme de la première visite du premier ministre irakien, Mohammed Chia Al-Soudani, à Ankara, le 21 mars.

« Ceinture de sécurité »

Lors de cette rencontre, les discussions ont aussi porté sur la « lutte contre le terrorisme », visant l’EI, l’organisation que dirigerait l’imam turc Fethullah Gülen, accusé par M. Erdogan d’avoir fomenté le coup d’Etat avorté de juillet 2016, et, bien sûr, le PKK. Sur ce dernier dossier, Ankara demeure inflexible. La Turquie a rejeté la demande irakienne d’évacuer ses bases les plus controversées – y compris celle de Bachika, qui nargue les milices pro-iraniennes qui campent dans les plaines de Ninive. Ankara exige aussi de Bagdad qu’il rétablisse son autorité, notamment dans les monts Sinjar que se disputent, près de la frontière syrienne, le gouvernement fédéral et l’administration kurde d’Erbil. A Sinjar, la communauté yézidie, victime d’une campagne d’extermination de l’EI, a fini par s’allier localement au PKK – offrant à ce dernier un corridor stratégique vers le Nord-Est syrien, administré par des forces qui lui sont affiliées. Le 27 février, trois combattants yézidis ont été tués dans une frappe imputée à un drone turc.


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Depuis l’échec des négociations de paix avec le PKK, en 2015, M. Erdogan jure qu’il « délogera l’organisation terroriste » de Turquie, mais aussi de Syrie et d’Irak, où les séparatistes kurdes se sont ancrés à la faveur du conflit syrien et de la guerre contre les djihadistes de l’EI. Il a déjà commencé à mettre ses menaces à exécution. De 2016 à 2019, l’armée turque a pris le contrôle de territoires au nord d’Alep, d’Afrin et de Ras Al-Aïn, en Syrie, avec le projet d’établir une « ceinture de sécurité » de 30 kilomètres de profondeur, depuis la ville syrienne d’Afrin jusqu’à celle de Sidakan, dans l’est de l’Irak, le long de sa frontière. Une nouvelle offensive turque en Syrie est régulièrement évoquée par M. Erdogan – qui se heurte à l’opposition de Moscou et de Washington qui, tous deux, ont des forces engagées dans ce pays.

Au Kurdistan irakien, la Turquie a lancé une campagne militaire d’envergure, qui se poursuit à bas bruit, notamment à Chiladzi. La zone était devenue dangereuse bien avant l’apparition de nouveaux avant-postes sur le Kur A-Zhor au printemps 2022, mais les habitants pouvaient encore grimper sur les sommets pour cultiver leurs champs ou se promener. A leurs risques et périls : le maire estime qu’à cette époque, au moins 43 habitants de la commune ont été tués dans des bombardements. Aujourd’hui, assure M. Obeid, « la guerre fait rage de l’autre côté de la montagne. Les bases turques n’empêchent pas le PKK d’y poursuivre son combat ». L’édile n’est guère convaincu par les succès revendiqués par Ankara, qui dénombre dans les médias les « terroristes » éliminés dans ses opérations.

Selon le PKK, il s’agit là de propagande. « Notre résistance à l’invasion turque se poursuit le long des 360 kilomètres de frontière, sur 9 à 25 kilomètres de profondeur, autour d’une cinquantaine de positions. Dans nombre d’endroits, la Turquie ne peut pas avancer. Nos combattants vont au combat rapproché », affirme Zagros Hiwa, un porte-parole du mouvement séparatiste kurde. Le PKK mène sa propre propagande sur sa chaîne de télévision, Gerilla TV, qui diffuse les vidéos de ses opérations.


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Selon M. Hiwa, certaines de ces vidéos attestent l’usage, par la Turquie, d’armes non conventionnelles ou contraires au droit humanitaire international, telles que les bombes thermobariques qui libèrent un gaz combustible avant d’exploser : « Ils les ont utilisées dans deux grottes. Nous avons aussi observé que certains corps se désintégraient au toucher, devenant poussière. » Ankara a nié ces accusations après la divulgation des vidéos, fin octobre 2022. La présidente de l’Union des médecins de Turquie, Sebnem Korur Fincanci, qui réclamait une enquête sur l’éventuelle utilisation d’armes chimiques par les soldats turcs, a été condamnée à deux ans et huit mois de prison pour « propagande terroriste », le 11 janvier. En détention provisoire depuis le 26 octobre 2022, elle a provisoirement été libérée par la cour.


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Les drones turcs Bayraktar TB2, qui ont montré leur efficacité en Ukraine face aux chars de Moscou, dès les premiers jours de l’invasion russe, sont tout aussi redoutables au Kurdistan d’Irak, où au moins 19 civils ont été tués et 101 blessés, depuis 2022, selon le décompte quotidien effectué par l’ONG Airwars. Ils ont considérablement réduit la marge de manœuvre du PKK. « Nous nous sommes réorganisés et restructurés. Des équipes mobiles de trois à quatre personnes évoluent dans des tunnels où ils ne peuvent pas nous atteindre, explique le porte-parole de l’organisation. Ils les utilisent désormais dans les zones habitées, ce qui fait davantage de victimes parmi les civils. »

Petits arrangements

Les barrages du PKK ont disparu, et les combattants sont devenus invisibles. Jadis, ils descendaient en uniforme faire leurs emplettes en ville. Ils n’y viennent plus que discrètement, en civil, parfois trahis par leur accent étranger – beaucoup sont turcs ou syriens – quand ils s’expriment en bahdini, le dialecte kurde local. « Comme ils ont des difficultés pour se ravitailler, ils paient bien les habitants qui prennent le risque d’être arrêtés en leur fournissant des vivres. Peu de gens les aident, mais ils sont de plus en plus nombreux, car il n’y a plus de travail dans le coin », explique Yassin Taha, homme d’affaires de 45 ans, qui officie comme moukhtar – chargé des affaires civiles – à Hariqa, un hameau de Chiladzi.


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Pour éviter ces petits arrangements, les peshmergas (soldats kurdes du GRK) imposent un contrôle strict sur les produits et denrées qui entrent dans Hariqa. « Même quand il s’agit de nos provisions, ils nous soupçonnent de ravitailler le PKK, se plaint le moukhtar. Il faut une permission du maire de Chiladzi pour les faire entrer. » Par le passé, la présence de combattants dans les montagnes n’empêchait pas les habitants d’accéder à leurs terres, où ils cultivaient le sumac, une épice acidulée, et emmenaient paître leurs troupeaux. Cela a changé en 2020. « A 100 mètres d’ici, c’est une zone de combats. Les hélicoptères turcs frappent. Ce n’est pas normal qu’ils soient là ! », fustige M. Taha. Le ronronnement des drones est incessant. Il est aussi arrivé que les hommes du PKK prennent pour cible les postes turcs de Chiladzi et du mont Kur A-Zhor. Le 3 mai 2022, leurs missiles se sont écrasés à Hariqa, dont l’un sur l’arrière de la maison du moukhtar.

« La situation économique est désastreuse, car les gens qui dépendent de l’agriculture et de la cueillette ne peuvent plus aller aux champs, et plus aucun touriste ne vient par ici », se lamente M. Taha. Des 92 localités qui dépendent de la commune de Chiladzi, 83 sont inaccessibles à cause des combats. « S’il n’y avait pas ce conflit, ma terre serait l’une des plus riches, car elle est parfaite pour l’agriculture et le tourisme. Au lieu de cela, on a la plus forte émigration de la région », déplore le maire de Chiladzi. Les habitants vont chercher du travail ailleurs, certains tentent même la traversée vers l’Europe. L’édile estime que de 500 à 600 jeunes ont ainsi quitté sa commune.

Si les critiques envers Ankara restent feutrées au sein du PDK, le soutien apporté par le président Erdogan à Bagdad contre le référendum d’autodétermination kurde, organisé par Massoud Barzani en 2017, a créé des remous dans le parti, dont l’image a sérieusement pâti auprès des habitants. Eux détestent le voisin turc. « Le responsable de cette guerre n’est pas le PKK, mais la Turquie qui veut nous envahir. Sinon pourquoi aurait-elle une base à Bachika, à 100 kilomètres de sa frontière ? Les Turcs veulent reconstituer la province ottomane de Mossoul, en prenant prétexte de la lutte contre le PKK et de l’existence de Turkmènes à Kirkouk », accuse Bachar Zeineddine, qui officie comme moukhtar dans le village d’Amédi.

Les 7 000 habitants de cette bourgade touristique nichée sur un rocher se méfient particulièrement du service de renseignement turc (MIT). « Il surveille nos faits et gestes. Des milliers de martyrs kurdes sont tombés pour nous libérer des baasistes [au pouvoir à Bagdad depuis 1968, jusqu’à la chute de Saddam Hussein, en 2003]. On ne va pas laisser les Turcs nous diriger ! », s’insurge le notable de 49 ans, vêtu du costume traditionnel kurde. Une seule manifestation de protestation a été organisée, devant la base turque de Chiladzi, le 26 janvier 2019. Elle s’était soldée par un mort, tué par un garde turc.


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Le service de renseignement du PDK, le Parastin, suscite aussi la crainte des habitants d’être arrêtés au motif d’aider les combattants. « Le PDK renseigne la Turquie, car il voit d’un mauvais œil la présence du PKK dans son bastion traditionnel. Mais il ne peut pas lui faire la guerre. Ce serait impopulaire, et il n’en a pas la capacité », analyse Hardy Mede, chercheur au Centre européen de sociologie et de science politique à Paris-I. « Aujourd’hui, beaucoup de Kurdes irakiens rejettent les deux principaux partis kurdes [PDK et son rival, l’Union patriotique du Kurdistan (UPK)]. Ils sont séduits par le PKK, perçu comme plus intègre », poursuit-il, tout en relativisant : « C’est une société très dépolitisée, sans plus aucune idéologie, dont la jeunesse réclame surtout d’avoir un salaire à la fin du mois. C’est difficile pour le PKK de s’y faire une place. »

Le mouvement séparatiste, fondé en 1978 par Abdullah Ocalan, compte aussi des détracteurs. Madjid Hussein, peshmerga à la retraite de 65 ans, rapporte qu’en décembre 2018, son frère, son cousin et deux de leurs amis, partis camper, avaient été victimes d’un bombardement turc dans la vallée toute proche de Rechava. Le PKK avait ramené la dépouille mortelle de deux d’entre eux, mais Walid, 36 ans, et Redar, 29 ans – tous deux peshmergas –, n’ont jamais reparu. Madjid Hussein soupçonne le PKK de les avoir enrôlés de force. L’organisation s’en défend. « Quand les gens se rallient à nous, leurs familles prétendent qu’on les a kidnappés ; ça leur évite des problèmes avec les autorités », réfute M. Hiwa. De telles accusations portées contre le PKK ne sont pas rares dans la région.


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Dans l’est du Kurdistan, dans la province de Souleimaniyé, fief de l’UPK, la Turquie ne dispose pas de la même latitude. Elle a pourtant réussi à y étendre sa guerre, grâce à ses drones et à des agents sur le terrain. Depuis 2021, une vague d’assassinats y a ciblé une dizaine d’intellectuels, et des cadres du PKK. Le 28 février, Ankara s’est félicité d’avoir capturé un haut responsable séparatiste, Ramazan Gunes. Il a été enlevé, dans une rue de Souleimaniyé, par des hommes du MIT en civil.

Une source au sein du PKK affirme que des drones turcs sont lancés désormais de camions postés dans la province. « L’impression est qu’il s’est passé quelque chose entre l’UPK et la Turquie, car, depuis deux ans, les drones turcs s’approchent de Kirkouk [située à une vingtaine de kilomètres à l’extérieur de la province] pour éliminer des membres du PKK », note M. Mede.

De la même manière que le PDK est dévolu au clan des Barzani, l’UPK demeure l’apanage de la famille Talabani. Les deux partis kurdes ont également en commun d’être minés par les querelles intestines. Au sein de l’UPK, celles-ci ont viré à la guerre fratricide, affaiblissant l’autorité du parti, mais aussi son appareil sécuritaire, rendant la province plus poreuse à des infiltrations du MIT. Une situation dont Ankara a habilement tiré profit pour avancer ses pions.

A couteaux tirés

Dans un climat extrêmement tendu, alors que la région subit les agressions répétées de la Turquie et de l’Iran, et que Bagdad s’efforce de reprendre le contrôle de ses ressources pétrolières, les deux grands partis kurdes historiques sont à la peine dans leurs fiefs respectifs, mais aussi, plus rivaux que jamais, à couteaux tirés. Les tentatives du nouveau chef de l’UPK, Bafel Talabani, de se réconcilier avec le PDK et de se rapprocher d’Ankara sont restées vaines. « Les négociations avec le PDK pour trouver un compromis sur la gestion des ressources régionales et la gouvernance ont échoué. Ç’a été aussi un échec avec la Turquie, qui n’a pas pris au sérieux les efforts diplomatiques de Bafel Talabani. Il a basculé dans une opposition au PDK et un soutien ouvert au PKK », observe M. Mede.


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En décembre 2022, il s’est rendu dans le Nord-Est syrien pour exprimer son soutien aux responsables kurdes des Forces démocratiques syriennes (FDS), affiliées au PKK. Ankara l’accuse depuis de faciliter la coordination entre ces combattants et les cadres du mouvement séparatiste, réfugiés à Souleimaniyé. Mi-mars, neuf commandants des FDS, dont le chef de la section antiterroriste, Shervan Kobani, sont morts dans le crash accidentel de deux hélicoptères, dans le nord de l’Irak. La délégation, ont ensuite indiqué les FDS dans un communiqué, se rendait au Kurdistan irakien pour « échanger des informations militaires et de sécurité ».

En réponse, la Turquie a fermé son espace aérien, le 3 avril, aux avions en provenance et à destination de Souleimaniyé, en raison de « l’intensification des activités du PKK [dans la province] et de l’intrusion de l’organisation terroriste dans l’aéroport ». Vendredi 7 avril, une frappe de drone s’est abattue près de l’aéroport de Souleimaniyé, sans faire de victimes. Des responsables américains cités par le Wall Street Journal ont indiqué que le chef des FDS, Mazloum Abdi, était la cible de l’attaque, attribuée à la Turquie. Les FDS avaient plus tôt réfuté, dans un communiqué, que leur chef ait été visé. Trois soldats américains se trouvaient aussi dans le convoi qui a été pris pour cible, a confirmé le commandement de l’armée américaine au Moyen-Orient (CentCom), qui appuie les FDS dans la lutte contre l’EI au Nord-Est syrien.

A la frontière iranienne, les monts Qandil, dont les sommets culminent à plus de 3 500 mètres, demeurent le sanctuaire du PKK. Dans les villages bordant la route sans asphalte qui serpente jusqu’à leur repaire, certains continuent d’apporter un soutien discret aux combattants, malgré le risque croissant d’interventions turques. « Les Turcs bombardent de temps en temps la montagne. Le MIT ne peut pas venir jusqu’ici, mais il recrute des espions parmi les habitants », confiait au Monde Aziz Mohammed Rassoul, rencontré, fin septembre 2022, dans le petit village de Qamish. Aux yeux de ce fermier, le PKK a le soutien de milliers de jeunes Kurdes irakiens, qui « ne partagent pas forcément son idéologie, mais qui respectent son combat et voient Erdogan comme un terroriste qui tue des femmes et des enfants kurdes ». « Moi, je n’ai pas de contact avec eux, mais s’ils me demandent de l’aide, je leur en apporterai », affirmait-il.

En 2021, des habitants de Qamish avaient transporté les corps de neuf combattants, dont deux femmes, tués dans une frappe turque, pour que le PKK puisse leur offrir une sépulture. « Ils les ont enterrés dans leur cimetière, sur les monts Qandil, racontait M. Rassoul. Nous devons les aider, car un de nos frères peut se trouver parmi eux. » Selon un rapport d’Airwars, ce fermier de Qamish a été tué sur cette montagne, et d’autres villageois blessés, le 2 décembre 2022, par une frappe attribuée à la Turquie.