Militantes kurdes tuées en 2013 à Paris : le poids du secret-défense pèse sur l’enquête

mis à jour le Jeudi 20 mai 2021 à 16h56

lemonde.fr | par Par Christophe Ayad | 20/05/2021 Les familles des trois victimes exécutées en plein centre de Paris doivent être reçues, ce jeudi, par le juge d’instruction antiterroriste chargé de l’enquête.

L’enquête sur l’assassinat de trois militantes kurdes, dans la nuit du 9 au 10 janvier 2013 à Paris, va-t-elle de nouveau achopper sur le secret-défense ? C’est la question que devraient poser les familles des trois victimes qui doivent être reçues, jeudi 20 mai, à Paris, par le juge d’instruction antiterroriste chargé de l’enquête sur cette affaire qui continue d’empoisonner les relations franco-turques.

Ces assassinats sont exceptionnels à plusieurs titres. D’abord par leur violence, qui s’apparente à un « contrat » exécuté en plein centre de Paris, rue La Fayette : chaque femme a reçu plusieurs balles dans la tête et l’une d’entre elles, Fidan Dogan, chargée de la communication en Europe du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, interdit en Turquie), une balle dans la bouche. Ensuite à cause de l’importance des victimes : Fidan Dogan, 30 ans, surnommée « la Diplomate » parce qu’elle connaissait tout l’establishment politique français et européen ; Leyla Saylemez, 25 ans, qui encadrait le mouvement de jeunesse du parti ; et, enfin, Sakine Cansiz, 54 ans, fondatrice du mouvement et amie personnelle de son chef incontesté, Abdullah Öcalan.

Dernière particularité : l’auteur présumé de ces assassinats a été identifié et mis en examen. Renvoyé devant la cour d’assises spéciale de Paris, Omer Güney est mort en détention d’une tumeur cérébrale, le 17 décembre 2016, avant son procès. Normalement, la procédure aurait dû s’éteindre avec lui, mais les avocats des parties civiles, forts du fait que la première juge d’instruction, Mme Jeanne Duyé, n’avait pas rendu d’avis de non-lieu pour les complices et coauteurs – regroupés sous le terme X – dans son ordonnance de mise en accusation de Güney, l’ont relancée auprès du président de la cour d’assises spéciale.

Nouveaux éléments en Belgique

Ils ont déposé, en mars 2018, une seconde plainte, avec constitution de partie civile, qui a donné lieu, le 14 mai 2019, à l’ouverture d’une information judiciaire. La plainte reprend de nombreux éléments de l’instruction de la juge Duyé accréditant l’hypothèse selon laquelle Omer Güney était missionné par les services secrets turcs, le MIT. Güney, qui exerçait les fonctions de chauffeur pour Sakine Cansiz, s’était rapproché du mouvement kurde assez récemment, prétendant être à la recherche de ses origines kurdes. Cet homme, qui semblait en fait appartenir à la mouvance ultranationaliste des Loups gris, a mené une véritable opération d’infiltration du PKK à Paris. Les parties civiles soupçonnent le MIT d’avoir choisi Güney parce qu’il savait que son espérance de vie était très faible, du fait de sa maladie.

Toujours dans le dossier de procédure figurait un l’enregistrement d’une conversation audio entre trois hommes, dont l’un a été identifié comme Güney : plusieurs projets d’assassinats en Europe sont explicitement évoqués. Cet enregistrement en turc a été mis en ligne sur Internet, en janvier 2014, par une source anonyme en Turquie en pleine « guerre de l’ombre » entre l’actuel président islamiste Erdogan – à l’époque premier ministre – et ses anciens alliés gülenistes, très introduits dans l’appareil d’Etat et engagés, à l’époque, dans un combat fratricide.

Une autre fuite, cette fois-ci un « ordre de mission » du MIT mentionnant le projet d’assassinat, était publiée à la même époque dans la presse turque. Chose rare, l’une des signatures de ce document a été authentifiée par les services secrets allemands. C’est à cette époque aussi que Güney demande à un ami venu d’Allemagne de le voir au parloir de sa prison et de se mettre en rapport avec le MIT en vue d’une évasion. Dans son téléphone, qu’il avait réussi à cacher aux enquêteurs et à emmener en prison, ces derniers trouvent, après la clôture de la première instruction, le numéro de la direction du MIT.

Mais c’est surtout du côté de la Belgique que des éléments nouveaux viennent étayer l’appartenance d’Omer Güney à un réseau organisé para-étatique. En juin 2017, trois agents turcs présumés sont appréhendés à bord d’une Mercedes immatriculée en France alors qu’ils se livrent à des activités de surveillance des locaux du Congrès du peuple du Kurdistan (dit Kongra-GEL), à Bruxelles. La Belgique est le QG en Europe de la branche politique du PKK, dont plusieurs hauts responsables – Zubeyir Aydar, président du Kongra-GEL, et son coprésident, Remzi Kartal – ont reçu des menaces de mort anonymes. Or, l’un des membres du commando, Zekeriya Çelikbilek, un ex-militaire résidant en France, à Argenteuil, se serait vanté auprès d’un autre membre du trio, Haci Akkulak, un Kurde de Belgique, qu’« il avait joué un rôle dans l’assassinat des femmes kurdes », selon un document du juge belge, transmis à Paris.

L’ambassadeur, un ancien des services secrets turcs

Toujours selon le document judiciaire belge, Çelikbilek « aurait un lien avec Ismail Hakki Musa », l’ambassadeur de Turquie en poste à Paris de début 2017 au 14 mars 2021, désigné comme « coordinateur » des actions du trio. Les deux hommes apparaissent ensemble sur les réseaux sociaux de l’ex-militaire lors d’une réception à l’ambassade turque à Paris. Cela n’a rien d’une preuve, mais il se trouve que M. Musa a été numéro 2 du MIT de 2012 à 2016, au moment de l’assassinat des trois cadres du PKK à Paris. Il ne pouvait ignorer une opération comme celle menée à Paris en 2013 si elle a été commanditée par son service, comme l’ont affirmé deux agents du MIT arrêtés par le PKK, en Irak, en 2017, et détenus depuis par l’organisation kurde.

Tous ces éléments convergent vers une responsabilité des services turcs dans le triple assassinat de la rue La Fayette. Mais pour que l’enquête connaisse une avancée décisive, il faudrait que le juge d’instruction puisse accéder à des écoutes réalisées par les services français de diverses personnes impliquées de près ou de loin. Il a adressé deux demandes complémentaires de levée du secret-défense aux ministères de la défense (DGSE et direction du renseignement militaire) et de l’intérieur (DGSI) sur les personnes citées dans l’enquête belge. La défense a refusé, l’intérieur n’a pas encore répondu. « Cette histoire de secret-défense est intolérable pour les familles, qui n’ont jamais été reçues par l’Etat français », déclare Me Jean-Louis Malterre, avocat des proches de Sakine Cansiz.

Autre piste éteinte : celle d’Ismail Hakki Musa, qui a quitté la France. Selon une source proche de l’enquête, « le départ de l’ambassadeur n’est pas étranger à l’enquête du juge. Il s’apprêtait à le convoquer pour lui poser des questions ». La démarche n’aurait pas manqué d’aggraver les relations franco-turques très tendues ces derniers temps mais en cours d’apaisement depuis le début de l’année. Paris ne peut rompre avec Ankara, notamment à cause des djihadistes françaises que la Turquie détient chez elle.

Il reste la piste belge : à Bruxelles, l’enquête a été clôturée et le parquet a transmis son réquisitoire final à la chambre du conseil, qui doit décider de la tenue d’un procès ou pas. Une audience complémentaire doit se tenir vendredi 21 mai. La décision sur un éventuel procès devrait être annoncée deux semaines plus tard.