Le blues lancinant des Kurdes de Turquie

mis à jour le Vendredi 29 mars 2019 à 18h02

liberation.fr | Par Jérémie Berlioux, envoyé spécial à Diyarbakir | 29/03/2019

Pourtant certain de l’emporter, le HDP, principal représentant de la minorité, peine à rassembler ses électeurs avant les municipales de dimanche. La région de Diyarbakir, dans le sud-est du pays, a fait les frais de la répression permanente d’Ankara depuis 2015.

REPORTAGE

Près de 100 000 personnes sont venues le 21 mars célébrer Newroz, le nouvel an kurde, à Diyarbakir, dans le sud-est de la Turquie. En famille ou entre amis, habillés des couleurs traditionnelles kurdes (rouge, jaune et vert), les participants ont bravé les barrages de police pour se réunir. Dans la foule, autour du grand feu, symbole de la nouvelle année, des jeunes chantent et crient des slogans pour la paix, la démocratie et contre le fascisme. D’autres dansent en cercle au son des tambours et de la sono. A quelques jours des municipales de dimanche, le rassemblement est l’occasion pour le Parti démocratique des peuples (HDP), prokurde, de mobiliser ses électeurs.

Avec ce scrutin local, le dernier avant 2023, la Turquie clôt une longue série de votes entamée il y a cinq ans, dans un contexte politique tendu et violent. Attentats, coup d’Etat manqué, répression, rien n’a épargné une population épuisée et confrontée aujourd’hui à une grave crise économique. Comme lors des précédentes campagnes, le cru 2019 est d’une rare violence. Le président Erdogan a une fois de plus transformé ce vote en plébiscite.

A Diyarbakir, ce jour-là, l’ambiance de fête et le soleil cachent mal une certaine lassitude. «Il y a moins de gens, c’est vrai, soupire Murat, la vingtaine. Ils ont peur.» Le souvenir des combats de 2015-2016, qui ont ravagé la vieille ville, et la terrible répression politique qui a suivi sont encore dans toutes les mémoires. Pervin Buldan, la coprésidente du HDP, a beau affirmer qu’en ce jour «Amed [le nom kurde de Diyarbakir, ndlr] écrit l’histoire», sa harangue ne convainc pas.

Le HDP paie encore les conséquences de ses erreurs. En 2013, 1 million de personnes étaient rassemblées sur le même terrain pour écouter un message d’Abdullah Ocalan, le leader du mouvement kurde, emprisonné depuis 1999. Il appelait alors à l’arrêt des combats entre la guérilla du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qu’il créa en 1978, et l’Etat turc. La période de relative paix qui a suivi a porté le HDP au faîte de sa popularité. Selahattin Demirtas, alors coprésident du HDP, faisait figure de premier opposant d’Erdogan. Mais cet élan s’est brisé à l’été 2015, lorsque les négociations de paix furent brutalement rompues. Pendant six mois, les barricades se multiplient dans le sud-est du pays. La «guerre des villes» ravage des quartiers entiers. Au moins 4 280 personnes sont mortes à cause du conflit depuis juillet 2015 selon l’International Crisis Group, une ONG qui travaille à résoudre les conflits armés. Environ 45 000 en quarante ans de guerre, sans compter des centaines de milliers de déplacés.

«Le HDP a commis une grosse erreur en 2015 dont il paie encore le prix», soupire Ahmet Sen, l’ancien muhtar («responsable») du quartier de Savas, dans la vieille ville de Diyarbakir. Comme tous les habitants de son secteur, parmi les plus pauvres de la ville, il a tout perdu dans la bataille. Selon lui, le HDP ne se serait pas assez opposé à l’insurrection urbaine. «Il n’a pas fait preuve de suffisamment de solidarité avec les habitants», explique-t-il. Ainsi, l’aura du parti s’est étiolée auprès d’une population soutenant certes les revendications du mouvement, mais aspirant à la paix. Depuis, Demirtas est en prison, comme près de 7 000 membres du parti, et Ocalan est coupé du monde.

Le gouvernement a destitué les maires de 94 des 102 municipalités dirigées par le HDP. Beaucoup sont aujourd’hui en prison ou accusés d’avoir aidé le PKK. Ankara a nommé à leur place des kayyum, administrateurs fidèles à l’AKP d’Erdogan. A Diyarbakir, le dernier nommé, Cumali Atilla, est devenu le candidat du parti présidentiel au scrutin de dimanche. Une fois aux affaires, les kayyum ont déconstruit toutes les réalisations des administrations prokurdes.

L’agence de presse étatique Anadolu a récemment publié Huzurlu Sehirler («villes paisibles»), un livre listant les réalisations des kayyum dans les villes du Sud-Est, et notamment des routes, mosquées, terrains de jeu et institutions publiques. «En plus des services municipaux de base, un travail vital a été réalisé pour rétablir un climat de confiance. Lequel a été aboli par la menace terroriste», écrit Senol Kazanci, le directeur général d’Anadolu. Il ajoute que les administrateurs ont lutté contre «l’autonomie» déclarée par les municipalités en 2015.

A Diyarbakir, cela s’est traduit par la fermeture ou la reprise en main des organisations culturelles et féministes. Ainsi, le théâtre de la ville, le premier en Turquie à jouer en kurde, n’est plus que l’ombre de lui-même. Tous les acteurs et directeurs ont été renvoyés ou ont démissionné. Certains d’entre eux ont créé l’Amed Sehir Tiyatrosu dans les sous-sols d’un centre commercial. D’autres personnes victimes des purges ont ouvert des cafés, une nouvelle école de musique, et de nouveaux centres culturels ou d’enseignement du kurde.

«Nous avons appris à nous faire plus discrets. Notre erreur a été de trop dépendre de la municipalité. Lorsque le kayyum a été nommé, nous étions en première ligne», explique un professeur de kurde souhaitant rester anonyme. Le mot d’ordre pendant deux ans a donc été de s’autonomiser. Ne plus dépendre d’une institution publique ni de l’Etat. «Ça n’empêchera pas de futures actions répressives, mais si une personne tombe, les autres peuvent continuer le travail», continue-t-il.

Adnan Selçuk Mizrakli, le cocandidat du HDP à la mairie métropolitaine, dit vouloir «rendre la ville à ses propriétaires, les habitants». Fermer la parenthèse 2016-2019, durant laquelle le parti n’a pu qu’assister impuissant à la répression et au détricotage de ses réalisations. De fait, la victoire du HDP ne fait guère de doute, malgré une campagne électorale inégale. Dans les rues, les affiches aux couleurs de l’AKP occupent l’espace. Le portrait de Cumali Atilla n’est guère visible, tant celui du président Erdogan est omniprésent. Alors Selçuk Mizrakli, élu député en juin, mobilise «les réseaux sociaux» et tente vaille que vaille de visiter les quartiers et les villages. «Nous voulons montrer à nos électeurs que nous prenons en compte leurs besoins», explique-t-il. Lors de son passage dans la foule de Newroz, le candidat kurde a été copieusement applaudi, enchaînant selfies et accolades. «Un certain nombre de gens sont déçus par le HDP, mais ils voteront tout de même pour lui. C’est notre parti», explique Ahmet Sen. Lui-même a été démis de ses fonctions en novembre. Ne pouvant se représenter à la fonction de muhtar, dont l’élection est aussi dimanche, son fils de 18 ans, Abdullah Berat Sen, a pris la relève.

Reste que les réalisations pratiques des administrateurs, bien que qualifiées de «maquillage» par beaucoup, semblent en avoir satisfait certains. «Le kayyum a établi un standard de qualité auprès des habitants, estime Vahdat Coskun, professeur de sciences politiques à l’université Dicle de Diyarbakir. Le HDP va devoir prouver qu’il est meilleur [gestionnaire] que l’administrateur.»

Mizrakli se dit bien conscient des difficultés qui l’attendent. L’état réel de la municipalité, et notamment de ses finances, est peu clair. «Nous devrons enquêter sur ce qui s’est passé pendant deux ans et le dire aux habitants, sans mensonge ni propagande politique», explique-t-il, ajoutant que si le gouvernement souhaite collaborer avec son équipe, «nous pourrons panser nos plaies».

Jusqu’à présent, l’AKP n’a pas fait montre de beaucoup d’enthousiasme à ce propos. Comme à chaque campagne électorale, Erdogan et ses alliés pilonnent le HDP, l’accusant d’être une officine du PKK. Le Reis a d’ailleurs prévenu : «Ils disent qu’ils vont reprendre les villes où des administrateurs sont nommés. Si mes citoyens vous donnent cette opportunité, et si vous envoyez les services donnés par l’Etat à Qandil [le QG du PKK], nous nommerons à nouveau et immédiatement nos administrateurs.»

A Diyarbakir, la menace passe mal. «C’est l’ensemble des Kurdes qu’il désigne quand il accuse le HDP d’être un parti terroriste», souligne Ahmet Sen, qui rappelle qu’en juin, Selahattin Demirtas a recueilli 6 millions de voix. Mi-février, Pervin Buldan répondait aux menaces du Président en déclarant que «pour surmonter cela, nous avons besoin d’une victoire électorale encore plus grande. Nous croyons que des résultats forts dimanche montreront au monde que nous n’acceptons pas les menaces du gouvernement».

Le HDP a choisi cette année de ne pas présenter de candidat dans les villes de l’ouest du pays afin de contribuer à une éventuelle défaite de l’AKP. «Nous avons deux objectifs dans ces élections : gagner à nouveau les villes [dans le Sud-Est] où des administrateurs ont été nommés et aider à forcer la défaite du bloc AKP-MHP dans l’ouest de la Turquie», expliquait ainsi Pervin Buldan.

Mais pour Ismail Bedirhanoglu, le président de l’association patronale Dogunsifed, le HDP doit également «faire son autocritique». L’homme d’affaires, que le gouvernement accuse d’appartenir à une organisation terroriste, ne décolère pas : «La guerre des villes va continuer d’affecter les Kurdes pour longtemps.» Il souhaiterait voir le HDP assouplir sa position vis-à-vis du parti présidentiel. «Il est fort probable qu’Erdogan va rester au pouvoir longtemps. Après cette élection, le HDP doit faire le bilan et agir différemment.»