La justice turque fait du mouvement de Gezi une « manipulation de l’étranger »

mis à jour le Jeudi 7 mars 2019 à 17h17

Lemonde.fr | Par Marie Jégo

L’homme d’affaires Osman Kavala et quinze personnalités de la société civile turque seront jugés le 24 juin pour avoir cherché à « renverser le gouvernement » lors des manifestations anti-Erdogan du printemps 2013. En filigrane, l’accusation évoque un « soutien étranger » et notamment européen.

Les autorités turques ont enfin annoncé, mardi 5 mars, que le procès de seize intellectuels turcs, dont l’homme d’affaires et mécène Osman Kavala, se tiendrait le 24 juin à Istanbul. Les audiences auront lieu au tribunal de la prison de haute sécurité de Silivri, à la périphérie de la ville, où M. Kavala, 61 ans, est incarcéré depuis seize mois et demi. Ce dernier est accusé d’avoir « tenté de renverser le gouvernement » lors des manifestations antigouvernementales de 2013, assimilées rétroactivement à une tentative de putsch.

A ses côtés comparaîtront l’avocat Can Atalay, l’architecte Mucella Yapici, l’urbaniste Tayfun Kahraman, la documentariste Cigdem Mater, le représentant de la fondation néerlandaise Bernard van Leer en Turquie, Yigit Aksakoglu, et sept autres personnes. Réfugiés en Europe, les artistes Mehmet Ali Alabora et Ayse Pinar Alabora, et le journaliste d’opposition Can Dundar seront jugés en leur absence.

La sévérité du procureur s’explique par le fait que tout le gouvernement de l’époque, s’est constitué partie civile.

La fine fleur de l’intelligentsia turque sera ainsi sur le banc des accusés dans ce qui s’annonce comme « le » procès de la décennie. Le procureur a requis la perpétuité. Sa sévérité s’explique par le fait que tout le gouvernement de l’époque – soit vingt-sept personnes – s’est constitué partie civile. Le numéro un sur la liste des plaignants est l’ancien premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, aujourd’hui président.

Les crimes reprochés aux seize prévenus remontent au printemps 2013. A l’époque, 3,5 millions de Turcs étaient descendus dans la rue pour protester contre l’autoritarisme de M. Erdogan et de son gouvernement. Parti de rien – un projet d’urbanisme contesté qui visait à couper des arbres dans le centre d’Istanbul –, les manifestations, appelées « mouvement de Gezi », se sont propagées au reste du pays pour devenir le premier grand mouvement de contestation du numéro un turc, du jamais-vu depuis son arrivée au pouvoir en 2002.

Les manifestations avaient été rapidement matées. Les procès intentés par la suite à certains des participants, accusés eux aussi à l’époque d’avoir tenté de renverser le gouvernement, avaient abouti à des relaxes. C’était en 2015, avant la tentative de putsch de juillet 2016 qui a fait basculer la Turquie, signataire de la Convention européenne des droits de l’homme, dans l’arbitraire, en matière judiciaire surtout.

Des accusations lourdes, des preuves dérisoires

L’acte d’accusation, 657 pages auxquelles Le Monde a pu avoir accès, jette une lumière crue sur le fonctionnement de l’institution judiciaire.

Autant les accusations portées sont lourdes – « faire plier la République turque », « insurrection organisée », « manipulation de l’étranger » –, autant les preuves versées au dossier sont minces, futiles, dérisoires. Au point même qu’un parallèle est dressé entre le mouvement de Gezi et le putsch militaire survenu en 1960 en Turquie, parce que les deux événements ont eu lieu à la même date, un 27 mai…

Conversations anodines captées sur les portables des « conjurés », photos de famille, extraits de YouTube, vidéos de rencontres insignifiantes dans des cafés, trajets en avion vers l’Europe et les Etats-Unis sont les principaux éléments à charge. Particulièrement scrutés, les déplacements à l’étranger du mécène Osman Kavala attesteraient, selon l’accusation, de son rôle de « cerveau » du putsch, enclin à prendre ses directives en Europe et aux Etats-Unis.

« En juillet 2012, Osman Kavala et des représentants d’Open Society [l’ONG du milliardaire américain d’origine hongroise George Soros] ont voyagé pendant vingt-cinq jours en Belgique, en Allemagne, aux Etats-Unis puis à nouveau en Allemagne, ce qui établit un lien entre ces voyages et la coordination des événements de Gezi. » « Tout cela montre que ces [derniers] n’avaient rien de spontané, que tout a été organisé avec le soutien de l’étranger », affirment les procureurs qui ont rédigé l’acte.

« Qui est derrière Osman Kavala ? Le fameux juif hongrois Soros, un homme qui incite les populations à diviser les nations. » Recep Erdogan

En réalité, la ligne suivie par l’accusation avait préalablement été dessinée par M. Erdogan. « La personne [Osman Kavala] qui a financé les terroristes pendant les incidents de Gezi est déjà en prison. Qui est derrière lui ? Le fameux juif hongrois Soros, un homme qui incite les populations à diviser les nations et à les démembrer. Il a beaucoup d’argent et voici à quoi il le dépense », avait-il déclaré publiquement en novembre 2018.

L’accusation souligne qu’Open Society a, partout dans le monde, « utilisé les réseaux sociaux pour inciter les populations à se révolter contre les pouvoirs en place ». Pour cette raison, Hakan Altinay et Gökçe Yilmaz, les anciens représentants d’Open Society en Turquie – car l’ONG a fermé sa représentation – sont parmi les seize prévenus.

Un scénario de fiction de 657 pages

Un scénario de fiction est déployé sur 657 pages où, outre George Soros, se mêlent les révolutions de couleur dans l’ex-Union soviétique (y compris au Kazakhstan, assurent les procureurs visiblement mal informés au sujet d’un pays qui n’a connu aucun soulèvement) et les mouvements de désobéissance civile Occupy Wall Street et Otpor, lequel, actif en Serbie, avait abouti, le 6 octobre 2000, à la démission du président Slobodan Milosevic.

C’est avec la complicité de ces mouvements de désobéissance civile que les seize auraient comploté depuis 2011, dans le but de déclencher une insurrection. La preuve a été versée au dossier, il s’agit de la pièce de théâtre Mi mineur, du metteur en scène Mehmet Ali Alabora, qui a servi de « répétition des événements de Gezi ».

Dès le préambule de l’acte d’accusation, il est précisé qu’il n’est pas question de confondre les insurrections illégitimes, comme celle de Gezi, avec les « printemps arabes », qui sont « des mouvements populaires, quand des personnes réclamaient la liberté et la démocratie ». On ne sait pourquoi, l’Algérie, la Jordanie, Bahreïn et le sultanat d’Oman apparaissent dans la catégorie « printemps arabes », sur le même pied que l’Egypte, la Libye et la Tunisie.

Le procès marquera un tournant. Les errances de la justice turque y seront dévoilées, mais pas seulement. L’affaire risque de jeter un froid entre Ankara et les Etats européens, ses alliés, qui, en filigrane du document, apparaissent comme les commanditaires d’un putsch.

Si Osman Kavala, homme de paix et de culture, est condamné en tant que putschiste parce qu’il a effectué des déplacements en Europe, aucun homme d’affaires, aucun philanthrope, aucun artiste, aucune entreprise en liaison avec Paris, Bruxelles ou Berlin, n’est plus à l’abri de poursuites judiciaires en Turquie.